« Dans les crèches, on est parfois forcés à être maltraitants malgré nous »

« J’ai déchanté très vite : on ne faisait pas de la garde d’enfant, on faisait du commerce  » raconte Élodie
« J’ai déchanté très vite : on ne faisait pas de la garde d’enfant, on faisait du commerce » raconte Élodie

TÉMOIGNAGE - J’ai commencé à travailler dans la petite enfance en 2019, année à laquelle j’ai décroché mon diplôme d’infirmière. Après des périodes d’intérim dans toutes les spécialités du soin, j’ai choisi de compléter mes études avec une formation de puéricultrice puis de travailler en crèche. Un secteur dont l’apport à la société est indispensable, et pourtant peu connu et peu valorisé.

Dès mes premiers pas dans ce milieu, j’ai compris que les conditions de travail allaient être plus difficiles que ce que j’imaginais. D’abord, sur le ratio entre les enfants accueillis et le personnel d’encadrement. Je savais que la loi prévoit au minimum un professionnel pour cinq bébés, mais je pensais qu’il était tout à fait possible d’être plus nombreux.

J’ai rapidement compris que le minimum était la règle, même s’il me semblait très difficile de s’en sortir seule avec la charge de cinq enfants non marcheurs. Si je soulevais ce point auprès de ma hiérarchie, on me répétait : « Vous êtes en nombre, il n’y a pas de problème. »

Une journée avec dix bébés pour deux adultes

En crèche, il y a une règle fondamentale : on ne laisse jamais des enfants sans surveillance. Appliquons-la en accord avec les règles en vigueur, soit deux professionnelles pour dix bébés : si l’un d’eux a besoin d’être changé ou de dormir, une des adultes doit partir avec l’enfant. La deuxième est donc seule dans une pièce avec neuf bébés. Si l’un d’eux a faim, doit être changé ou a besoin de dormir, elle ne peut pas le prendre en charge tant que l’autre n’est pas revenue, ce qui peut prendre jusqu’à vingt minutes. Alors, même si on fait tout pour respecter le rythme du bébé, on est parfois forcés à les faire attendre, et à avoir un comportement maltraitant malgré nous.

Chez les plus grands, la norme est à un adulte pour huit enfants. Si l’un d’eux a un comportement agressif, qu’il mord un autre enfant, par exemple, et qu’il doit être apaisé dans un endroit plus tranquille, l’un des professionnels doit laisser son collègue avec quinze enfants en âge de marcher. Il doit leur proposer des activités, gérer leurs émotions, les changer… Une situation qui peut vite être stressante pour l’adulte, ce qui aura des conséquences immédiates sur les enfants : le stress peut induire chez eux de l’insécurité, une propension à être plus sensible ou plus agressif, sans qu’on ait la possibilité de les calmer.

Autant dire que si on ajoute à ces situations un sous-effectif, courant dans le milieu à cause des difficultés de recrutement et des arrêts maladie, c’est l’anarchie.

On ne faisait pas de la garde d’enfants, on faisait du commerce

C’est ce que j’ai pu expérimenter après quelques contrats courts, quand j’ai commencé à travailler dans une crèche d’un groupe privé lucratif. Ayant exercé en Ehpad, je connaissais les pressions qui peuvent peser sur le personnel dans ce type d’environnement, mais on me proposait un poste stable de directrice adjointe, alors j’ai foncé.

J’ai déchanté très vite. On ne faisait pas de la garde d’enfants, on faisait du commerce. La logique de rentabilité prenait le pas sur le reste. Il y a eu des cas de harcèlement, puis une vague de démissions. Évidemment, nous avons tenté de recruter mais pour un SMIC ou quelques dizaines d’euros de plus, nous ne trouvions personne. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de négocier des salaires plus élevés auprès de nos supérieurs, qui nous répondaient que c’était impossible.

C’est là que j’ai expérimenté pour la première fois un des schémas récurrents du milieu : parce que nous n’arrivions pas à recruter, nous étions en sous-effectif. Le personnel restant s’épuisait, jusqu’à devoir partir en arrêt maladie, ce qui épuisait encore plus les personnes qui restaient, les encourageait à démissionner, et le cercle se répétait, dans l’indifférence de la direction.

Nous étions forcées de laisser les enfants pleurer en attendant un biberon

Petit à petit, nous avons dû réduire nos amplitudes horaires et le nombre d’enfant accueillis. Mais même ainsi, nous nous retrouvions dans des situations catastrophiques, avec, au goûter, dix enfants qui hurlaient parce qu’ils avaient faim en même temps et que nous n’avions pas les moyens humains d’anticiper. Nous étions forcées de laisser les enfants pleurer en attendant un biberon, alors qu’à cet âge-là, ils n’ont pas la capacité d’attendre. Pendant ce temps, les dirigeants de la crèche nous répétaient que tout allait bien.

Pour acheter du matériel pédagogique, nous devions avancer individuellement des centaines d’euros de frais - ce qui veut dire que dans les établissements où le personnel ne peut pas avancer cet argent, il n’y a pas de matériel. L’environnement dès la construction avait été pensé en faisant des économies de bout de chandelle.

Ce ne sont ni des conditions de travail, ni des conditions d’accueil acceptables. Je refusais de faire de l’argent sur le dos des enfants et de leurs familles, alors moi aussi, j’ai démissionné.

En tant que directrice, je vois le système qui pèse sur le personnel

Quand on m’a proposé un poste de directrice dans une crèche associative et non lucrative, j’ai accepté. Aujourd’hui en charge, je vois un autre envers du décor, celui du système qui fait peser autant de pression sur les professionnels de la petite enfance.

Pour recevoir des subventions de la CAF, nous devons pourvoir toutes nos places disponibles et justifier de notre taux d’occupation chaque jour. Quand un enfant part en vacances pendant une semaine, ou que certains parents ne souhaitent mettre leur enfant à la crèche qu’une demi-journée, nous devons proposer sa place à quelqu’un d’autre pour avoir un taux d’occupation suffisant, et donc avoir un personnel sollicité en permanence : il n’y a jamais de journée « calme », sous peine de baisse du budget.

Quand nous faisons grève, nous n’avons pas de soutien

Je suis persuadée que tous les professionnels de la petite enfance se sont retrouvés au moins une fois dans les situations difficiles citées par le rapport de l’Igas, bien malgré eux. La crèche n’est pas un mauvais lieu de vie, ou un lieu maltraitant par essence : ce sont avant tout les professionnels qui font la qualité de cet espace ! Mais nous sommes soumis à un système qui peut être violent, et qui ne nous permet pas de faire autrement.

Comme dans les hôpitaux, nous dénonçons la dégradation de nos conditions de travail (et donc des conditions d’accueil des enfants) depuis des années. Pourtant, quand nous faisons grève, on nous le reproche, notamment les parents. Quand nous manifestons, peu de personnes nous rejoignent alors que nous en avons besoin. On sait pourtant, d’autant plus depuis la pandémie, qu’avoir un mode de garde accessible et de qualité, c’est indispensable dans notre société.

Nos salaires et nos conditions de travail ne s’améliorent pas, alors même que nous gérons ce que les familles et que la société ont de plus précieux : les enfants. En avoir 30 sous sa responsabilité, pour un SMIC, ce n’est pas possible. Il est temps de revoir les taux d’encadrement, de donner des moyens matériels aux structures, et d’enfin valoriser les professionnels.

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