Coronavirus et confinement - "On craint une vraie régression dans les soins psychiatriques"

Coronavirus et confinement - "On craint une vraie régression dans les soins psychiatriques"

David Meriochaud est psychiatre de l’enfant et de l’adolescent dans un hôpital de la banlieue parisienne. Il explique comment l’irruption du coronavirus a, sans surprise, bouleversé l’organisation de l’établissement, et contraint le personnel soignant à s’adapter aux contraintes du confinement. Au prix de contorsions souvent délicates.

La pédopsychiatrie est un monde à part. Comment l’arrivée du covid-19 a-t-elle affecté votre service ?

Dans un premier temps, le confinement nous a obligés à évaluer immédiatement quels étaient les jeunes qui pouvaient rentrer chez eux, et quels étaient ceux que l’on devait garder. Soit pour des raisons cliniques, soit pour des raisons liées à l’environnement familial, soit encore pour des raisons socio-éducatives, certains adolescents étant d’ordinaire admis dans des foyers. Or très vite, de nombreux foyers leur ont fermé leurs portes. Concrètement, au moment où la crise s’est déclenchée, j’avais sept patients dans mon unité. J’ai dû en renvoyer six chez eux. Toutes les unités y ont été contraintes. Ce qui est terrible en termes de soins.

Pour quelle raison ?

La crainte est celle d’une vraie régression dans les soins psychiatriques. Imaginez que vous accueillez une adolescente déprimée, qui se scarifie. À mesure que sa prise en charge avance, vous vous apercevez que sa famille est difficile, qu’il y règne une forme de maltraitance, non pas physique, mais symbolique. Fort heureusement, vous travaillez avec elle au sein d’un internat thérapeutique, et petit à petit, vous constatez des progrès (disparition des scarifications…). Là, le covid intervient. Résultat : vous êtes obligé de la renvoyer chez elle. Vous pouvez perdre en quelques semaines une partie des bénéfices du boulot accompli en un an.

Parvenez-vous à limiter les dégâts ?

Nous avons mis en place un ensemble de dispositifs pour rester connectés à nos patients. Nous les appelons régulièrement pour maintenir le lien. Mais malgré tout, il y a de la perte de soin. L’image qui me vient à l’esprit est celle d’un train : le plus difficile, c’est de le lancer. Une fois qu’on a mis en branle le mouvement pscycho-dynamique, l’évolution clinique d’un jeune peut être assez rapide. Mais si vous arrêtez tout, les signes d’amélioration s’effacent les uns après les autres, et il faut beaucoup de temps pour remonter la pente. C’est très frustrant.

Vous avez évoqué la nécessité douloureuse de renvoyer certains jeunes chez eux. Qu’en est-il de ceux qui restent ?

D’ordinaire, nous avons des unités spécifiques, en fonction des pathologies et des âges. Nous avons des unités qui accueillent des personnes souffrant de troubles du spectre autistique, d’autres de psychoses, ou encore des adolescents présentant des troubles graves de la personnalité (tentatives de suicide, automutilation, toxicomanie…) Toutes ces pathologies son très lourdes, mais aussi très différentes. Avec le covid, nous avons dû vider chacune de ces unités - à l’exception des premières -, et regrouper tous les autres patients dans deux unités. Cela crée une sorte de bouillon potentiellement explosif. De fait, notre travail est devenu beaucoup plus difficile : ce qu’on appelle la « contenance » dans le cas présent, la capacité d’un groupe humain à contenir un autre groupe humain, est mise à l’épreuve quotidiennement. Il faut être très vigilants.

Qu’en est-il des patients atteints par le virus ?

Fort heureusement, le virus affecte moins les populations jeunes. Nous avons donc moins de cas que dans la psychiatrie adulte, où la gestion des personnes atteintes par le covid peut être très délicate, surtout lorsqu’ils sont agressifs. Allez donc expliquer à un patient psychotique en pleine crise qu’il doit respecter les gestes barrières… Cela dit, nous avons dû, nous aussi, ouvrir une unité spécifique pour pouvoir prendre en charge les jeunes contaminés.

La réflexion n’a pas dû être simple à mener…

Quand on a commencé à y réfléchir, il y a un peu plus de trois semaines, on s’est un peu retrouvé face à l’abîme. On s’est très vite rendu compte qu’on allait manquer de matériel, et qu’au regard de leur profil, il serait difficile de prodiguer des soins aux patients contaminés. Mais jusqu’à présent, nous avons été relativement épargnés.

La limitation des visites, rendue nécessaire par les mesures de confinement, engendre-t-elle des difficultés ?

C’est effectivement problématique. La France demeure un Etat de droit. Par conséquent, les parents ont le droit de venir rendre visite à leurs enfants. Sauf que la situation est exceptionnelle, et que l’on ne peut pas prendre le risque qu’un visiteur apporter le virus avec lui. Si un jeune l’attrape, on sait très bien qu’ils l’auront tous derrière. De même que le groupe soignant qui les prend en charge. On doit donc limiter ce risque au maximum. Mais cela nous place devant une injonction contradictoire : d’un côté, on ne peut pas couper le lien familial, mais de l’autre, on doit protéger tout le monde. C’est un vrai dilemme éthique.

Que faites-vous pour tenter, malgré tout, de ne pas plonger vos patients dans l’isolement ?

Nous essayons de faire du cas par cas, d’évaluer les situations familiales, pour voir si une visite est malgré tout possible, mais cela arrive très rarement. C’est pourquoi nous avons mis en place des modes de communication alternatifs, comme la visioconférence ou le téléphone, dont l’accès est d’habitude limité.

Les patients doivent s’adapter. Mais les équipes soignantes aussi. Comment vivent-elles cette période si particulière ?

Le personnel soignant est stressé par la situation, c’est légitime. On sent bien que certains sont plus affectés que d’autres, et nécessitent une présence, une écoute de la part des psychologues. Infirmiers, éducateurs, aides-soignants : ce sont eux qui sont en première ligne, au contact des jeunes. Un groupe de soignants fragilisé est immédiatement synonyme de groupe de patients plus explosif, plus déprimé. C’est pourquoi il est crucial de les préserver. Eu égard au contexte, ils sont malgré tout bousculés. Changement au pied levé d’unité, de planning… Ils vivent en ce moment une révolution copernicienne permanente ! Ils font preuve de beaucoup de souplesse, mais ils accusent le coup. Et cela se traduit par de la fatigue, de l’irritabilité, avec le risque que cela rejaillisse sur les patients.

La crise a mis en évidence les carences de notre système de santé, et l’impréparation de ses institutions. Quel est votre sentiment sur le sujet ?

À titre personnel, j’ai la chance de travailler dans un petit hôpital. C’est un grand établissement, à l'échelle de la pédopsychiatrie, mais comparé à d’autres établissements de santé, il est de taille relativement modeste. Nous avons donc pu nous adapter très rapidement. Néanmoins, on ne peut pas inventer ce qui n’existe pas. Très vite, nous avons par exemple été à court de masques, et nous avons été réapprovisionnés il y a dix jours à peine… Pas de procédures, pas de protocole : il faut être clair, l’hôpital n’était pas prêt à faire face à ce type de crise. Et le covid a révélé ces carences. Notamment en ce qui concerne la psychiatrie, qui est au demeurant le parent pauvre de notre système de santé.

Dans quelle mesure ?

La psychiatrie pâtit, avant tout et depuis longtemps, d’un manque cruel de moyens. Mais elle souffre également de ce qu’est devenue la médecine française au fil du temps. Prenons l’exemple de la “tarification à l’acte”, que l’hôpital a dû mettre en place il y a plus de dix ans. Il est plus facile pour un administrateur lambda de l’Agence régional de santé (ARS) d’évaluer un acte technique comme une consultation radiologique, clairement formalisée et reproductible, qu’une consultation psychiatrique. Car le soin psychiatrique est un soin relationnel. Il va durer vingt minutes un jour, mais peut en exiger le double le lendemain pour atteindre le même résultat. C’est à cette endroit-là que le système de santé moderne montre ses limites.

En quoi est-il inadapté selon vous ?

Certaines choses, dont les soins psychiatriques, ne peuvent pas être quantifiées, évaluées au millimètre, formalisées. Tout ne peut pas entrer dans une case ! L’administration cherche à le faire, mais elle n’y arrive pas. Avec la psychiatrie, on atteint une limite qu’on ne peut pas outrepasser : celle de l’humain. Et je crois que, de manière générale, c’est ce qui est à l’oeuvre aujourd’hui avec la crise du covid. En agissant comme une loupe, elle nous révèle les limites d’une certaine approche de la médecine.