TOUT COMPRENDRE - Le Japon commence à rejeter les eaux de Fukushima en mer, un projet controversé

TOUT COMPRENDRE - Le Japon commence à rejeter les eaux de Fukushima en mer, un projet controversé

Douze ans après le drame, le Japon ouvre les vannes. Le gouvernement nippon doit commencer ce jeudi à déverser dans la mer les eaux radioactives de la centrale de Fukushima, à l'arrêt depuis l'accident nucléaire causé par le tsunami de 2011, la pire catastrophe nucléaire depuis Tchernobyl.

Le premier déversement doit durer "environ 17 jours" et porter sur quelque 7800 tonnes d'eau tritiée de la centrale, a précisé mercredi Tepco dans une présentation en ligne. Le groupe prévoit trois autres déversements d'ici fin mars prochain, pour des volumes équivalents ou inférieurs au premier. L'opération "va prendre 30 à 40 ans, le temps nécessaire pour démanteler la centrale", confiait en février à l'AFP Kenichi Takahara, un responsable de l'entreprise publique Tepco, propriétaire du site.

Ce plan a été validé début juillet par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), qui a considéré que le déversement des quelque 1,34 million de tonnes d'eau utilisées depuis l'accident pour refroidir les réacteurs en fusion "satisfait aux normes internationales de sûreté" et aurait un "impact négligeable sur la population et l’environnement".

"C’est la première fois au monde qu’une telle opération a lieu à cette échelle, avec un tel volume", précise Cécile Asanuma-Brice, chercheur au CNRS et co-directrice du laboratoire Mitate qui se penche sur les conséquences de la catastrophe de Fukushima.

Malgré ces conclusions, la décision du pouvoir japonais est loin de faire l'unanimité. Les pêcheurs locaux craignent de ne plus pouvoir exporter leurs produits et les pays voisins, principalement la Corée du Sud et la Chine, s'inquiètent des conséquences sanitaires et environnementales de ce rejet massif, qui est sujet à controverse au sein de la communauté scientifique.

· Pourquoi rejeter cette eau maintenant?

Après douze années de stockage, plus de 1000 réservoirs attenant à la centrale nucléaire de Fukushima ont été remplis. Les capacités de stockage (1,37 million de tonnes) arrivent aujourd'hui à saturation. Selon les autorités de sûreté nucléaire japonaises, il existe à présent un risque de fuite de ces réservoirs et il est donc nécessaire de trouver une solution contrôlée d'évacuation de ces eaux.

Le rejet d'eau faiblement radioactive dans un milieu naturel (mer, rivière...) est un procédé bien connu et généralisé dans le fonctionnement normal des centrales nucléaires. Cette eau est celle qui circule autour du réacteur nucléaire pour être chauffée et permettre, in fine, la mise en marche des turbines qui produisent l'électricité. Ce contact charge l'eau en composés radioactifs et les autorités contrôlent les rejets en sortie de centrale.

Le cas de Fukushima est tout à fait différent: l'eau a été contaminée lorsqu'elle a été déversée directement sur les cœurs des trois réacteurs qui ont fusionné en 2011, dans le but de les refroidir. Elle s'est alors massivement chargée en radionucléides (composés radioactifs), ce qui n'est pas le cas d'habitude. Pour accélérer la baisse du niveau de radioactivité de l'eau, Tepco utilise un système de traitement des eaux nommé ALPS ("Système avancé de traitement des liquides"), qui permet de réduire la teneur de la plupart des composés radioactifs dans l'eau.

· L'eau est-elle toujours radioactive?

Lors du dernier prélèvement d'eau dans l'un des réservoirs en mars, l'Agence japonaise d'énergie atomique a indiqué que sur les 40 radionucléides détectés, la concentration dans l'eau était inférieure aux normes en vigueur pour 39 d'entre eux.

Le taux d'un dernier composé, le tritium, était quant à lui présent à 140.000 becquerel par litre (Bq/L) alors que le seuil réglementaire pour un rejet en mer au Japon est de 60.000 Bq/L (contre 100 Bq/L pour la France ou 10.000 Bq/L selon la recommandation de l'Organisation mondiale de la Santé).

Pour abaisser le taux de radioactivité de cette eau, les autorités prévoient de la diluer "plus de 100 fois avec de l'eau de mer, afin de descendre en dessous d'un taux de rejet de 1 500 Bq/L", soit "un quarantième de la norme en vigueur". Les réservoirs seraient vidés au rythme de 500 tonnes d'eau par jour pour éviter tout dépassement de cette dose.

"Au-delà de 2-3 kilomètres autour de la bouche du tunnel, le tritium aura disparu", assure Tepco.

Du personnel de l'AIEA travaille sur place pour s'assurer que le projet "reste conforme aux normes de sécurité", et mettra aussi à disposition de la communauté internationale des données de suivi "en temps réel et quasi-réel", a précisé mardi l'agence dans un communiqué. Tepco et l'agence japonaise de la pêche mettront aussi des données de contrôle en ligne.

· Que compte faire le Japon du site contaminé?

Reste que la décision de rejeter cette eau en mer est un choix du gouvernement japonais parmi plusieurs autres options. Les habitants de la région ont notamment défendu la construction de nouveaux réservoirs enfouis pour permettre à l'eau de continuer à perdre en radioactivité au cours des prochaines années, précise Cécile Asanuma-Brice, mais le gouvernement a jugé ce projet trop coûteux.

En réalité, cette décision est liée au choix du gouvernement de procéder dès que possible au démantèlement du site, là où ils auraient pu choisir "de coffrer la centrale comme cela a été fait à Tchernobyl", précise la chercheur.

Le ministre de l'Économie et de l'Industrie, Yasutoshi Nishimura, a affirmé en ce sens que "le rejet dans l'océan des eaux traitées par le système ALPS de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi est un problème qui ne peut être évité si nous voulons procéder au démantèlement de la centrale".

"Les habitants (...) pensent que le but [du rejet en mer] est principalement d’enlever toute trace visible de l’accident nucléaire, afin de le faire tomber dans l’oubli et de montrer au monde qu’il a été possible de surmonter un accident nucléaire, quels que soient les risques de cette décision", explique Cécile Asanuma-Brice.

En mars, l'agence de presse AP indiquait que le gouvernement japonais prévoyait toujours un démantèlement de la centrale d'ici à 2051, soit 40 ans après le drame, même si des scientifiques mettent en doute la faisabilité du projet aussi rapidement.

· Pourquoi les Japonais et leurs voisins sont-ils inquiets?

Depuis l'annonce du projet en 2018, de nombreuses voix se sont élevées pour demander au gouvernement de renoncer. Au Japon, les professionnels de la pêche et de l'aquaculture, qui élèvent sur le littoral des coquillages, crabes et autres poissons, craignent de voir leurs produits boudés par les consommateurs au Japon comme à l'étranger.

"Nous sommes toujours opposés au rejet de l'eau" car "la sécurité scientifique n'équivaut pas nécessairement à un sentiment de sécurité dans la société", a déclaré lundi le représentant de l'industrie de la pêche nippone Masanobu Sakamoto à l'issue d'une rencontre avec le premier ministre japonais Fumio Kishida.

Les défenseurs de l'environnement dénoncent quant à eux les risques pour la faune et la flore et remettent en question les études d'impact. Dans un communiqué, Greenpeace a dénoncé une "fausse solution (...) à un moment où les océans du monde sont déjà sous haute tension".

En 2021, un groupe d'experts mandatés par le Haut-commissariat des droits humains des Nations unies estimaient par ailleurs que le rejet des eaux de Fukushima "pourrait avoir un impact sur des millions de vies et de moyens de subsistance dans la région du Pacifique".

La Chine, qui entretient de relations tendues avec le Japon depuis des décennies sur divers volets géopolitiques et économiques, a de son côté accusé Tokyo de traiter la mer comme "son égout privé" et interdit l'importation de produits alimentaires de 10 départements japonais, dont Fukushima. Hong Kong a fait de même mardi. Or, à eux deux, ils représentent les plus gros importateurs mondiaux de produits alimentaires nippons. Pékin a convoqué l'ambassadeur du Japon mardi pour exprimer ses réserves.

De son côté, le gouvernement sud-coréen a affiché son soutien vis-à-vis des conclusions scientifiques du Japon et de l'AIEA, malgré une opinion publique opposée à 62% au rejet des eaux, selon un sondage réalisé en juillet par l'institut Media Research. Ce soutien peut être lié à une volonté d'éviter des frictions diplomatiques avec un allié stratégique face à l'adversaire chinois. Les partis sud-coréens d'opposition ont toutefois maintenu leurs critiques, accusant même Tokyo d'avoir fait pression sur l'AIEA pour qu'il valide son plan de rejet.

· Pourquoi des scientifiques expriment-ils des réserves?

Au-delà des interrogations voire des critiques des habitants et des autres pays, les rapports des autorités japonaises et de l'AIEA qui préconisent le rejet des eaux dans le Pacifique sont loin de faire consensus y compris au sein de la communauté scientifique.

En décembre 2022, l'Association américaine des laboratoires maritimes, qui rassemble plus de 100 laboratoires membres, soit un nombre important d'experts spécifiquement spécialisés sur ces questions, a exprimé son opposition au projet de rejet en mer des eaux de Fukushima.

Ils ont notamment défendu, eux aussi, l'installation de nouveaux réservoirs afin de continuer à stocker l'eau en attendant que son niveau de radioactivité baisse suffisamment, estimant que les rapports d'expertise n'ont inclus aucune analyse critique d'un possible rejet.

Parmi les scientifiques sceptiques, le chercheur américain Ken Buessler, membre du Centre d'étude de la radioactivité marine et environnementale, a notamment expliqué à National Geographic que les taux de concentration des composés radioactifs peuvent changer selon les réservoirs échantillonnés, ce qui ouvre la voie aux rejets d'eau ayant des taux au-dessus des normes si tous les réservoirs ne sont pas testés.

Pour Cécile Asanuma-Brice, "le moins que l’on puisse dire est que la controverse scientifique semble toujours en cours, par-delà ce qui est présenté comme des rumeurs et inquiétudes infondées".

Article original publié sur BFMTV.com