Les colorants de l'Aperol, "extrêmement cancérigènes"? Attention à ces affirmations trompeuses

Le célèbre Spritz est apparu dans la région de Venise au XIXème siècle, lorsque la ville était sous domination autrichienne. Originellement composé de vin et d'eau gazeuse, le cocktail comprend aujourd'hui du vin pétillant, un trait d'eau gazeuse et, le plus souvent, de l'apéritif alcoolisé Aperol, créé en 1919. Devenu aujourd'hui extrêmement populaire dans de nombreux pays, il fait aussi l'objet d'infox. Des internautes affirment par exemple que l'Aperol est dangereux en raison des colorants qu'ils contient, qui selon eux sont "extrêmement cancérigènes". Mais dans l'état actuel des connaissances, cette affirmation est infondée, et les colorants sont considérés comme sans danger s'ils sont consommés en petite quantité, selon les spécialistes interrogés par l'AFP.  Par ailleurs, les boissons alcoolisées et sucrées doivent être consommées avec modération.

"Je me suis toujours demandé pourquoi les gens boivent du poison juste pour être cool. Aperol spritz - teinture extrêmement cancérigène", assure sur Facebook le 19 juin le "Centre sophrène", un "centre de santé alternative", qui propose à Paris des consultations autour de "l'hygiénisme" ou encore de "reprogrammation quantique".

Les pratiques mises en avant par ce centre n'ont aucun fondement scientifique, et sont notamment dénoncées par la Miviludes, l'organisme interministériel de surveillance des dérives sectaires, comme potentiellement dangereuses.

D'autres publications Facebook en français, comme celle-ci le 17 juin, reprennent une information parue en allemand, sur le site de la radio Bremerhaven.

<span>Capture d'écran de Facebook le 1er juillet 2024</span>
Capture d'écran de Facebook le 1er juillet 2024

En allemand, ces allégations circulent aussi sur X, comme ici, et citent toutes un chimiste allemand qui a fait ses affirmations sur le site d'Epoch Times, un site où pullulent les infox, auxquelles l'AFP a consacré plusieurs articles, comme ici.

Les colorants de l'Aperol, autorisés en Europe en petite quantité

L'Aperol est un apéritif légèrement alcoolisé (12,5 degrés), commercialisé par la marque italienne Campari.

Un examen de l'étiquette montre que les bouteilles vendues en France contiennent les ingrédients suivants: eau, sucre, alcool, arômes, chlorure de sodium, et agents de coloration jaune orangé (E110) et rouge (E124).

Les E110 et E124 sont des colorants azoïques, connus pour leur grande stabilité face à la lumière et la couleur, ce qui en fait des colorants populaires. Le E110 se trouve par exemple dans le fromage et les bonbons gélifiés, tandis que le E124 est ajouté aux produits de boulangerie ou aux confitures.

<span>Des gens partagent un apéritif à Rome le 21 mai 2020</span><div><span>Filippo MONTEFORTE</span><span>AFP</span></div>
Des gens partagent un apéritif à Rome le 21 mai 2020
Filippo MONTEFORTEAFP

Les colorants azoïques représentent le plus grand groupe de colorants synthétiques. Le E devant les additifs alimentaires indique qu'ils sont autorisés dans l'Union européenne.

Les deux colorants sont autorisés à être utilisés dans certains aliments selon le règlement de l'UE sur les additifs alimentaires (archive). Comme l'a expliqué l'Institut fédéral allemand d'évaluation des risques (BfR) à l'AFP le 21 juin 2024, une condition essentielle est que "l'utilisation soit sans danger pour la santé".

Concernant le E110 et le E124, l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) a conclu lors de ses dernières évaluations sanitaires qu'il n'y avait "aucune inquiétude concernant la cancérogénicité". Sur la base d'études sur des rats et des souris, l'Efsa a établi des quantités quotidiennes admissibles. Ces quantités ont été partiellement réduites ces dernières années (archive). Pour le E110, la quantité actuelle est de quatre milligrammes par kilogramme de poids corporel et par jour. "Cette quantité peut être consommée quotidiennement pendant toute une vie sans effets indésirables", a expliqué le BfR. Pour le E124, la valeur est de 0,7 milligramme par kilogramme de poids corporel et par jour.

Le chimiste cité ne confirme pas les affirmations trompeuses

Les publications trompeuses font référence au chimiste Michael Braungart (archive), selon lequel les colorants azoïques E110 et E124 "causent vraiment très fortement le cancer". Selon une autre publication en ligne de 2021, Braungart affirme également que les colorants azoïques sont "fortement cancérigènes".

Malgré une demande de l'AFP, les déclarations citées n'ont pas été directement commentées par le chimiste allemand, mais un collaborateur scientifique de Michael Braungart a toutefois renvoyé, dans un message du 20 juin, à une publication du chimiste de 2020 qui pourrait avoir servi de base aux citations dans les publications partagées en ligne.

Cependant, ce document ne contient pas de telles affirmations absolues, mais plutôt de nombreuses passages nuancés concernant les colorants azoïques: il explique par exemple que ces colorants nécessitent, plus d'information et de protection des consommateurs, car ils "peuvent également causer des dommages à la santé". Il est également indiqué que les substances libérées par les colorants sont "soupçonnées d'être cancérigènes".

Le chimiste conclut dans sa publication : "Il est grand temps que des entreprises, comme Campari, renoncent volontairement aux colorants très douteux dans la production et contribuent ainsi de manière significative à la protection des consommateurs. Ainsi, l'Aperol Spritz aura encore meilleur goût lors des soirées d'été à venir sur la terrasse." Il fait également référence à un autre article en ligne sur les colorants. Cependant, à aucun moment il n'est question de produits "extrêmement cancérigènes".

L'alcool plus cancérigène que les colorants

Selon Volker Böhm, professeur de chimie alimentaire à l'Université de Iéna (archive), en Allemagne, les données scientifiques sur les colorants azoïques doivent toutefois être continuellement surveillées.

Pour autant, en l'état actuel des connaissances, qualifier ces colorants d'"extrêmement cancérigènes" dans le contexte de la boisson alcoolisée n'est "pas justifié", comme il l'a écrit à l'AFP le 21 juin 2024. Une telle affirmation "inquiète inutilement les consommateurs".

Bien que les quantités autorisées dans la boisson ne soient "pas entièrement sans danger", atteindre la dose journalière tolérable nécessiterait une consommation élevée de ce cocktail. "Dans ce cas, c'est plutôt la quantité d'alcool qui pose un risque de cancer", a-t-il conclu.

<span>Un client boit un Spritz dans un restaurant de Rome en juillet 2018</span><div><span>Andreas SOLARO</span><span>AFP</span></div>
Un client boit un Spritz dans un restaurant de Rome en juillet 2018
Andreas SOLAROAFP

Jutta Hübner, professeure d'oncologie intégrative au CHU de Iéna (archive), a également indiqué à l'AFP le 20 juin 2024 que "si quelqu'un boit tellement d'Aperol Spritz à long terme qu'il dépasse cette zone de sécurité, alors les problèmes de santé viennent de l'alcool."

Dans un message à l'AFP du 21 juin, la Société de lutte contre le cancer de Nord-Rhénanie-Westphalie a souligné que l'alcool est "en soi malsain et cancérigène".

De son côté, Andriy Khobta (archive), professeur de toxicologie nutritionnelle à l'Université de Iéna, a expliqué à l'AFP le 20 juin que les colorants azoïques mentionnés ne sont "pas détectables comme cancérigènes". Certains colorants azoïques peuvent en effet avoir "potentiellement" un effet cancérigène mais pour les substances contenues dans l'Aperol, le Pr Khobta considère cela comme "extrêmement improbable".

Matthias Schreiner, professeur à l'Institut des sciences alimentaires de l'Université des ressources naturelles et des sciences de la vie de Vienne (archive), a estimé le 20 juin que l'affirmation selon laquelle les colorants azoïques dans l'Aperol seraient "extrêmement cancérigènes" est "absurde". Ces substances ne sont toutefois pas "complètement inoffensives" car les évaluations des risques de cancérogénicité "ne sont jamais totalement claires". Sa conclusion est néanmoins : "Les colorants ne doivent pas inquiéter – bien sûr, avec une consommation normale".

Le Circ (centre international de recherches sur le cancer), a évalué l'E110 et l'E124, et a classé les deux colorants dans le groupe 3, "non classifiable quant à sa cancérogénicité pour l'homme", ce qui signifie qu'il n'existe pas de preuves suffisantes pour établir un lien de cause à effet entre ces produits et le cancer.

L'alcool, lui, est un cancérogène avéré, classé dans le groupe 1 du Circ. Il serait responsable de 11% des cancers chez les hommes et de 4,5% chez les femmes (archive).

Des colorants potentiellement nocifs pour les enfants

L'article d'Epoch Times, pour souligner la "dangerosité" du colorant rouge E124, met en avant qu'aux États-Unis, il n'est pas autorisé dans les aliments. C'est vrai, mais ce n'est pas dû à son potentiel effet cancérigène: il est associé à l'hyperactivité des enfants (archive).

Une étude de l'Université de Southampton en 2007 (archive) a relevé que la consommation de E110 et E124 affectait l'attention et l'activité des enfants. Cependant, selon l'Efsa, la validité de cette étude est limitée (archive). Malgré cela, dans l'UE, certains aliments (à l'exception de certains boissons alcoolisées) doivent porter un avertissement à ce sujet.

Le Spritz, problématique pour les dents à haute dose

Le cocktail Spritz pose aussi d'autres problèmes, contre lesquels les dentistes britanniques ont mis en garde ces dernières années: il serait nocif pour les dents (archive).

Cette fois ce ne sont pas les colorants de l'Aperol qui sont en cause, mais plutôt le vin pétillant italien qui l'accompagne, le prosecco, du fait de son acidité élevée et de sa forte teneur en sucre.

"Les dommages potentiels que le prosecco peut causer incluent, sans s'y limiter, la sensibilité dentaire, des douleurs aux dents et aux gencives et le développement d'une ligne blanche douloureuse au niveau des gencives", explique l'Association des dentistes britanniques.

<span>Un barman prépare un cocktail Spritz à Rome le 17 juillet 2018</span><div><span>Andreas SOLARO</span><span>AFP</span></div>
Un barman prépare un cocktail Spritz à Rome le 17 juillet 2018
Andreas SOLAROAFP

Ils conseillent donc de le consommer avec modération, et si possible avec une paille pour atténuer l'effet sur les dents.