Le calvaire des mères accusées d'"aliénation parentale" par leur ex-conjoint

Quand Rose* affirme pour la première fois que son père lui a "mis un doigt dans la nénette", ses parents sont séparés depuis plus d'un an. Jusque-là, il était convenu que le père accueillerait la fillette - 3 ans au début de l'affaire, 6 aujourd'hui - un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. Mais face à ces soupçons de violences sexuelles, Heïdi*, la mère de l'enfant, décide de ne pas la confier à son père, qui conteste les faits et s'est depuis retourné contre elle.

Malgré plusieurs signalements et une expertise évoquant "un état de stress post-traumatique compatible avec les violences sexuelles incestueuses alléguées", sa plainte a été classée deux fois - le procureur a considéré que l'infraction était insuffisamment caractérisée. La juge des affaires familiales a de son côté statué sur une résidence alternée. Car tout au long de la procédure, un soupçon d'"aliénation parentale" n'a cessé de planer au-dessus de la mère.

L'enquête sociale a ainsi estimé qu'elle était trop fusionnelle - "particulièrement protectrice", avec un attachement "excessif" entre elle et sa fille - et conclut: "Les craintes de monsieur portant sur la manipulation de son ex-compagne, préjudiciable à l'épanouissement et à la santé psychologique de (Rose) sont entendables."

La juge aux affaires familiales a par ailleurs estimé que l'attitude d'Heïdi, "qui cherche par tous les moyens à soustraire (Rose) à son père", "pose réellement question".

"À chaque étape, la partie adverse n'a pas arrêté de dire que je manipulais ma fille", s'indigne Heïdi auprès de BFMTV.com. "Lui a été cru, mais pas ma fille."

Un concept très critiqué

Des affaires comme celle-ci, "j'en ai plein", déplore pour BFMTV.com Christine Cerrada, l'avocate de l'association L'Enfance au cœur.

Comme Heïdi, ces femmes ont en commun d'avoir été accusées d'"aliénation parentale" (SAP). Pourtant ce "syndrome" n'a rien d'une vérité scientifique. Inventé de toutes pièces par un psychiatre américain controversé, il s'agirait d'un trouble selon lequel un enfant manipulé et endoctriné par l'un de ses parents rabaisserait ou rejetterait l'autre "de façon injustifiée".

Importé des États-Unis par les mouvements masculinistes, le SAP est entré dans les mœurs et les usages bien qu'il n'ait aucune reconnaissance officielle, qu'il soit rejeté par l'Association américaine de psychiatrie - la référence sur le sujet - et l'Organisation mondiale de la santé.

La Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a appelé à proscrire le recours à ce "pseudo" syndrome, "tout particulièrement dans le processus de décision judiciaire".

"Il contribue à l'invisibilisation des violences sexuelles faites aux enfants, de même qu'il rend impossible d'être un parent protecteur", estime la Commission.

"Une stratégie de défense pour les agresseurs"

"La notion est utilisée par des hommes violents pour nier ou minimiser leurs violences sur les mères et les enfants", tranche pour BFMTV.com Pierre-Guillaume Prigent, coauteur d'une recherche sur les usages sociaux de l'aliénation parentale avec la sociologue Gwénola Sueur. Les deux chercheurs décèlent dans l'utilisation de ce concept la résurgence de stéréotypes de genre et une forme de machisme.

"C'est une stratégie de défense pour les agresseurs alors que la parole des femmes est souvent décrédibilisée", estime Pierre-Guillaume Prigent.

Dans l'un de leurs articles, les deux chercheurs remarquent qu'aux États-Unis, sur plus de 4000 jugements analysés, lorsque l'aliénation parentale est invoquée par le père, la probabilité que le juge reconnaisse des faits de violence est divisée par deux - par quatre s'il s'agit de violence contre les enfants. Et lorsque la mère accuse le père de violences, s'il se défend en évoquant le SAP, la résidence des enfants est transférée chez lui dans la moitié des cas.

"Le SAP inverse tout", s'alarme pour BFMTV.com Isabelle Aubry, présidente de l'association Face à l'inceste. "Les mères s'imaginent protéger leur enfant en déposant plainte, mais c'est tout le contraire qui se produit", abonde Djamila Allaf, directrice de l'association L'Enfance au cœur. Taxées d'aliénation parentale, elles sont ainsi perçues comme dangereuses et "leur plainte finit par se retourner contre elles".

Une notion au "caractère controversé"

Au sein du ministère de la Justice, une "note d'information" a été publiée sur le site intranet de la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la Justice pour "informer les magistrats du caractère controversé et non reconnu du syndrome d'aliénation parentale" et "les inciter à regarder avec prudence ce moyen lorsqu'il est soulevé en défense".

Cécile Mamelin, vice-présidente de l'Union syndicale des magistrats (USM), assure à BFMTV.com que le SAP est de moins en moins évoqué, remplacé par "quelque chose de plus mesuré".

"Les juges aux affaires familiales sont quand même assez sensibilisés et lorsqu'il est évoqué, ils ne le prennent pas au premier degré", affirme-t-elle.

Aujourd'hui présidente de chambre de la famille à la cour d'appel de Douai, cette ancienne juge des enfants et juge aux affaires familiales rejette la notion d'aliénation parentale - "un concept construit de toutes pièces qui relève d'une forme de sexisme" - mais admet des cas d'emprise maternelle. "C'est assez rare mais ce sont des situations qui existent", assure-t-elle.

"Emprise" maternelle, mère qui "écarte le père", veut "tout contrôler dans la vie de l'enfant" ou l'"instrumentalise", construit un monde qui "pourrait être préjudiciable pour l'enfant" ou encore attribution des troubles de l'enfant au "fonctionnement maternel"... Pour Andreea Gruev-Vintila, docteure en psychologie sociale et spécialiste des violences au sein du couple, ce sont autant de déclinaisons du SAP - qui n'est pas forcément explicitement mentionné dans les décisions de justice.

"C'est le règne de l'arbitraire"

Cette chercheuse dénonce une même idéologie sexiste et met en cause un manque de formation. Si les policiers, les magistrats et les professionnels de la protection de l'enfance étaient suffisamment informés, "ils ne confondraient plus conflit parental et violences", s'indigne-t-elle.

"Ils n'interpréteraient plus une réaction de protection comme un comportement fusionnel", ajoute la spécialiste.

Selon le rapport de la Civiise, quelque 70% des plaintes pour des violences sexuelles infligées aux enfants sont classées sans suite. "Le résultat, c'est que la justice prend des décisions défavorables à la sécurité des mères et des enfants", poursuit Andreea Gruev-Vintila, maîtresse de conférences à l'université Paris-Nanterre.

Certaines situations sont "dramatiques", pointe encore l'avocate Christine Cerrada, également autrice de Placements abusifs d'enfants, une justice sous influences. Avec, dans certains cas, des enfants placés voire confiés au parent accusé d'agression et des mères limitées à quelques heures de visite par mois.

"Pas de risque zéro" pour les magistrats

La magistrate Cécile Mamelin estime qu'il est parfois "compliqué" pour un magistrat de démêler les choses dans le cas d'un "conflit" entre conjoints. "L'audition de l'enfant, les évaluations psychologiques, l'enquête sociale donnent des éléments qui permettent d'éviter les erreurs", déclare-t-elle à BFMTV.com. "Mais il n'y a pas de risque zéro."

Il lui est aussi arrivé de se sentir impuissante. "Dans ce que disaient les mères, j'ai parfois eu le sentiment qu'il y avait un vrai problème derrière cette volonté de couper les liens avec le père. Mais je n'avais pas les moyens de vérifier les violences alléguées, non constatées, et les violences psychologiques, pas prouvables."

C'est toute la difficulté, selon Alrick Metral, membre de l'Association française des avocats de la famille et du patrimoine. "Il y a un principe juridique et judiciaire essentiel: c'est la preuve", rappelle-t-il à BFMTV.com. "Mais dans les situations où tout se passe dans le spectre privé de la famille, cela peut être très difficile."

L'avocate Christine Cerrada évoque de son côté certaines de ses clientes qui ont "tout perdu". "Leur situation, leur travail, leur domicile, leur enfant qui a été placé... Quel intérêt auraient-elles à mentir? Elles risquent tout en voulant les protéger."

Des mères condamnées

Dans le cas d'Heïdi, son ex-conjoint a déposé plus d'une vingtaine de plaintes pour non-représentation d'enfant - un délit puni d'un an d'emprisonnement et de 15.000 euros d'amende. Heïdi finit par être convoquée au commissariat, placée en garde à vue et emmenée au tribunal pour être jugée en comparution immédiate.

"On m'a mis les menottes. J'avais trois policiers autour de moi, tout le monde me dévisageait comme si j'étais une criminelle."

Durant l'audience, l'affaire semble jouée. "La juge a dit, et je me souviens très bien de ses mots, que je privais ce 'pauvre père' de sa fille", se rappelle Heïdi. La mère de famille est condamnée en novembre dernier à six mois de prison avec sursis, une peine associée à un stage de parentalité, une interdiction de déménager, un dédommagement de 5000 euros pour le père et l'injonction d'appliquer son droit de visite et d'hébergement.

Malgré cette condamnation, Heïdi refuse toujours de remettre Rose à son père. "Hors de question de la mettre en danger", s'insurge-t-elle. "Déjà, avant, à chaque fois qu'il venait la chercher, elle pleurait, criait qu'elle ne voulait pas y aller, hurlait 'maman' quand son père me la prenait des bras. C'était horrible." Un week-end sur deux, elle se cache donc avec sa fille. Elle a même un temps envisagé de s'enfuir à l'étranger.

Heïdi a fait appel de sa condamnation. Elle sera jugée le 7 juin prochain et risque un an de prison. Quant à Rose, elle va de nouveau être expertisée dans le cadre de la procédure pénale. "Le juge d'instruction a ordonné deux expertises, psychologique et psychiatrique. En tout, ça fera quatre expertises pour ma fille. Et elle va devoir encore parler."

*Les prénoms ont été modifiés, à la demande des intéressées.

Article original publié sur BFMTV.com