"On bricole": la difficile mise en place de l'heure de soutien ou d'approfondissement en 6e

C'est l'une des nouveautés de la rentrée 2023: une heure hebdomadaire obligatoire de soutien ou d'approfondissement en mathématiques ou en français pour tous les élèves de 6e, en remplacement de l'heure de technologie supprimée.

Concrètement, cette heure est assurée par les professeurs de français et de mathématiques, les professeurs des écoles mais aussi les professeurs des autres disciplines pour l'approfondissement. En principe, les différentes classes de 6e d'un même établissement sont brassées afin de constituer des groupes de niveau -soutien pour les élèves qui en ont besoin, approfondissement pour ceux qui sont plus à l'aise.

Mais sur le terrain, la réalité est tout autre. "Le compte n'y est pas", estime la mère d'un élève de 6e pour BFMTV.com. "Il n'a que quatre heures de cours de français et quatre heures de mathématiques par semaine". En principe, les élèves de 6e bénéficient de 4h30 hebdomadaires pour chacune de ces deux disciplines.

"L'heure de soutien ou d'approfondissement est grignotée avec ces deux demi-heure. Il n'a pas toutes les heures de cours qu'il devrait avoir."

Constat similaire dans le collège de la région Occitanie de ce professeur de mathématiques qui souhaite conserver l'anonymat. "Il n'y a rien". Cette heure hebdomadaire n'apparaît pas dans les emplois du temps des classes de 6e.

"Comment voulez-vous faire du soutien à 30?"

"Il y a des établissements où ça peut être très chaotique", observe pour BFMTV.com Étienne Brochard, professeur de mathématiques dans les Yvelines et co-secrétaire départemental du Snes-FSU.

Dans le sien, des groupes de quinze élèves ont pu être formés. "Mais d'un collège à l'autre, l'organisation peut être complètement différente." Il évoque un cas où pour les cinq classes de 6e, six groupes ont été constitués.

"Ce qui donne 25 à une trentaine d'élèves par groupe. Comment voulez-vous faire du soutien avec 30 élèves?"

Et même si l'effectif du groupe est réduit, difficile de proposer un enseignement satisfaisant, déplore pour BFMTV.com Laetitia Benoît, professeure de français en Seine-et-Marne et membre du Snes-FSU. "Même s'il n'y a que dix élèves, cela ne fait que cinq minutes par élève."

"On n'aide pas un élève en cinq minutes."

"Écoper avec un verre un bateau qui prend l'eau"

Laurent Kaufmann, principal à Montreuil (Seine-Saint-Denis) et secrétaire fédéral du Sgen-CFDT, enregistre pour sa part des retours "positifs". Il constate d'ailleurs pour BFMTV.com que c'est souvent là où les professeurs des écoles participent le plus que le dispositif se passe le mieux.

Comme dans l'établissement de Nicolas Mousset, professeur de mathématiques à Toulouse et représentant du Snes-FSU, qui fait partie des gagnants. Pour deux classes, cinq groupes ont été constitués. Mais il affirme que même si les effectifs sont réduits, l'intervention d'enseignants qui ne sont pas ceux de la classe et de professeurs des écoles n'est pas idéale.

"Ils arrivent un peu comme un cheveu sur la soupe, si je puis me permettre", juge-t-il pour BFMTV.com.

Des enseignants qui n'ont pas eu les élèves dans le premier degré, qui ne les connaissent pas durant l'année et avec un travail proposé complètement dissocié des apprentissages en classe. "C'est compliqué pour se coordonner."

"Je ne suis pas certain que ce soit le moyen le plus efficace pour aider les élèves."

S'il reconnaît avoir la chance que son collège ait pu dédoubler toutes les classes de 6e, face à la baisse régulière des effectifs d'enseignants, il a l'impression "de devoir écoper avec un verre un bateau qui prend l'eau".

"On se retrouve à creuser les écarts"

En ce qui concerne le soutien, "il s'agit de cibler des objectifs précis non maîtrisés" et "de permettre aux élèves de se réapproprier les notions", explique le ministère de l'Éducation nationale. Pour l'approfondissement, "il ne s'agit pas d'anticiper les connaissances et les compétences ultérieures de 5e mais de travailler autrement les compétences (...) du programme de 6e".

Si, sur le papier, les choses paraissent évidentes, dans les faits, ça ne l'est pas. "En approfondissement, on ne sait pas ce qu'on doit faire", se tracasse pour BFMTV.com Jérôme Launet, professeur de mathématiques à Toulouse et membre du Snes-FSU. Car sans le savoir, il s'est passé exactement ce qu'il ne devait pas se produire. "Ça m'a vraiment embêté."

Les collègues de mathématiques de son collège ont décidé de proposer aux groupes d'approfondissement de travailler sur les autres systèmes de numération, dont la numération romaine. "Ce n'est pas au programme de 5e", précise cet enseignant. Sauf qu'elle est justement au programme de 6e en histoire. "Et ça, on l'a su après."

"L'un de nos groupes avait justement un contrôle là-dessus. Ce qui pose problème: le groupe soutien n'a pas travaillé avec nous sur la numération romaine. Et ce sont les élèves qui en ont le moins besoin qui ont été doublement préparés."

"On se retrouve à creuser les écarts entre élèves alors qu'on est censé les combler."

"Une usine à gaz"

Sans compter que l'organisation même de cette heure représente un enjeu considérable: pour brasser les classes, il faut établir des "barrettes" dans les emplois du temps -c'est-à-dire libérer une heure au même moment pour plusieurs classes de 6e. Une logistique qui confine à l'impossible, dénonce pour BFMTV.com Pierre Priouret, professeur de mathématiques à Toulouse et responsable du groupe mathématiques au Snes-FSU.

"Avec deux ou potentiellement trois groupes de niveau, puisqu'on peut avoir des élèves en très grande difficulté, d'autres pour lesquels ce ne sont seulement que certaines notions qui sont à préciser et des élèves pour lesquels c'est maîtrisé, c'est une usine à gaz."

Pour simplifier l'organisation, certaines directions ont ainsi opté pour une mise en œuvre plus rigide: du français pour la première partie de l'année, des mathématiques pour la seconde. Le collège de la professeure de français Laetitia Benoît a même renoncé à la mise en barrette ainsi qu'à la constitution de groupes de niveau.

"On a tenté l'expérience, mais quand certains faisaient quelque chose de nouveau et de stimulant sur le plan intellectuel, d'autres étaient cantonnés à des activités plus laborieuses."

Quelque chose de "stigmatisant" pour les élèves qui était "extrêmement mal vécu" par les plus fragiles, remarque encore cette enseignante. "Ce sont des élèves qui n'ont déjà pas les codes de l'école. Le message qu'on leur donnait, c'était qu'on n'avait pas grand chose d'intéressant à leur proposer."

"On navigue dans le flou"

L'autre difficulté, c'est la constitution même de ces groupes qui ne feraient "pas toujours sens", pointe encore le professeur Étienne Brochard interrogé au début de l'article. "On pourrait tout à fait les changer d'une discipline et d'une notion à l'autre. Certains peuvent être forts en numération mais rencontrer des difficultés en géométrie."

En ce qui concerne ces groupes, le ministère indique que "leurs composition et programmation sont révisées au moins chaque trimestre". Mais dans les établissements, la réalité est plus complexe.

"C'est beaucoup de coordination, beaucoup de concertation entre les enseignants", note ce professeur de mathématiques. "Ça a été très compliqué à mettre en place à la rentrée. Il n'est pas certain qu'on puisse modifier les groupes après les vacances de la Toussaint."

D'autant que certaines questions restent sans réponse. Les professeurs des écoles volontaires vont-ils signer pour un deuxième tour? Pour les enseignants du premier degré, cette heure de soutien ou d'approfondissement s'inscrit dans les missions du pacte enseignant.

"Mais un pacte, c'est 18 heures", détaille la professeure de français Laetitia Benoît. "Sachant qu'une année scolaire c'est 36 semaines de cours, que les professeurs des écoles qui interviennent viennent en général trois heures le mercredi matin, faute de pouvoir venir un autre moment dans la semaine, ça fait six semaines assurées. Il en reste trente." Des inquiétudes que partage Étienne Brochard.

"On n'a pas de visibilité, on navigue dans le flou."

Chaque collège a "bidouillé" un truc

Principal problème de cette mesure: son manque de financement, accuse le professeur de mathématiques Pierre Priouret. "Cette heure est financée par la suppression de la technologie. Mais elle n'est financée qu'à hauteur d'une seule heure par classe alors que pour constituer des groupes, il en faut au moins deux."

Les directions seraient ainsi contraintes de prélever sur certaines options ou d'annuler des projets -atelier d'écriture, chorale ou brevet d'initiation aéronautique- afin de mettre en place ce dispositif obligatoire. "Tout va dépendre de ce sur quoi les établissements peuvent rogner", analyse Pierre Priouret.

L'option lettres classiques en pâtirait, avec dans certains cas les élèves de 4e et 3e qui ont cours en même temps, ou seulement une heure ou deux proposées au lieu des trois possibles -le ministère ne fixe pas de volume horaire pour cette option mais un maximum.

"Certains collèges dédoublent les classes une semaine sur deux, d'autres vont proposer deux heures de soutien seulement la première moitié de l'année et rien la seconde. Ça part un peu dans tous les sens", considère Pierre Priouret.

"Chacun a essayé de bidouiller un truc en faisant les fonds de tiroir. On bricole, quoi."

Des montages "complexes" au détriment des élèves, regrette encore Pierre Priouret. "Les conditions d'apprentissages sont dégradées et l'offre de formation est entaillée. Mais ça permettra de dire 'on l'a fait' alors qu'on ne l'aura fait, mais qu'un peu et parfois mal."

Article original publié sur BFMTV.com