Bientôt tous scrutés ? Un vote du Sénat sur la reconnaissance faciale ravive nos pires peurs

(image d’illustration) Les sénateurs ont adopté un projet de loi autorisant la reconnaissance faciale dans un cadre bien précis.
(image d’illustration) Les sénateurs ont adopté un projet de loi autorisant la reconnaissance faciale dans un cadre bien précis.

TECHNOLOGIE - La reconnaissance faciale est à la science-fiction ce que les zombies sont au cinéma du début des années 2000. Il n’y a qu’à se baisser pour trouver des références dans la pop culture. À une différence près : le premier est résolument en train de se faire une petite place dans notre réalité, pas le second. Loin du glamour d’un Tom Cruise dans Minority Report, les sénateurs français ont adopté ce lundi 12 juin en première lecture une proposition de loi qui ouvre une expérimentation de trois ans pour la reconnaissance faciale aussi appelée reconnaissance biométrique.

Concrètement, il s’agira pour les autorités, à l’aide de caméras et de logiciels, de comparer les traits du visage de quelqu’un filmé dans un espace public avec ceux d’une base de données pour l’identifier. Le texte, adopté par 226 voix contre 117 et porté par le sénateur LR Philippe Bas, faisait suite un rapport qui avait déjà généré son lot d’inquiétudes. Ce nouveau vote a le même effet, réveillant les craintes d’un basculement à plus ou moins long terme dans une société de surveillance.

• Ce qu’ont voté le Sénat et l’UE

Les articles 2 et 5 font partie de ceux qui ont généré le plus de cris d’orfraie. Concrètement, dans le cadre de cette expérimentation de trois ans, ils permettent aux services de renseignement ou aux organisateurs, lors de grands événements évènements sportifs, récréatifs ou culturels exposés à des risques de terrorisme ou à des risques sécuritaire grave, de mettre en place un système d’authentification biométrique. Le consentement des personnes n’est alors pas forcément nécessaire. La reconnaissance faciale a posteriori, appliquée sur des images de foules déjà enregistrées, sera aussi possible dans des affaires graves, de terrorisme, de personne en fuite, trafic d’arme...

Le tout avec quelques garde-fous selon les cas : autorisation d’un juge limitée à 48h, certification d’un haut niveau de fiabilité, validation des logiciels par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ou la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

Précision importante, il ne sera pas question d’identifier tout le monde. Seules des personnes préalablement définies, et figurant sur une liste établie en amont par les autorités pourront être identifiées par la reconnaissance faciale. C’est notamment ce qui est précisé à l’article 1er : « Les traitements de données biométriques autorisés dans le cadre de la présente loi ont pour objet d’indiquer le degré de probabilité qu’une personne apparaissant sur les images exploitées corresponde effectivement à la personne dont la présence est recherchée ».

Hasard du calendrier, des débats sur ces sujets ont eux aussi lieu cette semaine au Parlement européen, qui a approuvé un projet européen de régulation de l’intelligence artificielle (IA), qui doit s’appliquer dès 2026. Dans ce cadre, les eurodéputés ont aussi réclamé de nouvelles interdictions, comme celle des systèmes automatiques de reconnaissance faciale dans les lieux publics, et l’utilisation de la reconnaissance biométrique par des logiciels d’intelligence artificielle. Comme le Sénat français la Commission européenne voudrait, de son côté, autoriser son usage par les forces de l’ordre dans la lutte contre la criminalité et le terrorisme.

• Le précédent drone

Pour son plateau consacré au sujet de la reconnaissance faciale, jeudi 15 juin, l’émission « C ce soir » avait notamment invité le journaliste de Télérama, Olivier Tesquet. Ce spécialiste des nouveaux outils technologiques n’est pas rassuré par le cadre d’une « expérimentation » adopté par le Sénat. « L’expérimentation, c’est vraiment le véhicule utilisé par le législateur pour imposer à bas bruit des technologies de sécurité et de surveillance » dit-il, en prenant notamment l’exemple de l’utilisation de drones  par les autorités : « Les décrets ont été publiés, en l’espace d’un mois les préfets les avaient déjà utilisés 50 fois ».

Face à lui, Charleyne Biondi, docteure en Sciences politiques a rappelé que malgré sa bonne volonté à tenter d'encadrer le sujet, l’Europe est vulnérable sur ses nouvelles technologies. Face à des mastodontes étrangers qui dévorent le secteur, le risque pour le Vieux Continent est de perdre sa souveraineté et de se retrouver « vassalisé » sur ces outils.

Quant à l’efficacité de ces outils, les experts sont circonspects, notamment à cause des biais de discrimination. Interrogé en Commission des lois, le secrétaire général de la CNIL se montrait prudent : « C’est dans ces circonstances que les risques d’erreur sur la personne ou d’intervention d’un biais discriminatoire sont les plus élevés, avec des conséquences concrètes potentiellement importantes ». Plusieurs sont par ailleurs évoqués leurs doutes sur l’efficacité de la reconnaissance biométrique « qui n’ont jamais fait la preuve qu’ils annulaient un quelconque risque ou crime ».

• Sous le manteau des Jeux Olympiques 2024 ?

Pour le moment le texte sénatorial n’a été adopté qu’en première lecture avec une alliance de la droite et du centre, et a été envoyé à l’Assemblée pour examen. Il a pour le moment peu de chance de passer, mais rien n’est écrit. Surtout, il illustre la détermination des élus LR à avancer dans le sens d’un arsenal sécuritaire renforcé.

Dans le texte pour les JO de Paris 2024 (JOP), les techniques de reconnaissance faciale ou de biométrie ont été écartées par le gouvernement de l’arsenal, seule reste la vidéosurveillance algorithmique qui, en analysant, une foule permet de déceler des comportements suspects. Laquelle n’est pas forcément moins décriée.

Après le vote de la PJL des JO, le sénateur LR Marc Philippe Daubresse avait dit sa volonté de revenir sur ce dossier en déposant à l’avenir une proposition de loi pour fixer le cadre d’une utilisation de la reconnaissance faciale. Pari tenu, puisqu’il était cosignataire du texte adopté lundi au Sénat. La députée école Sandra Regol note de son côté sur Twitter que sur ce projet de loi, l’avis du gouvernement n’a pas été contre : « ce qui confirme une volonté de passer outre les droits et libertés et renforce nos inquiétudes sur le texte dit JOP ».

« Même si elle n’aboutit pas, elle repousse le seuil de ce qui peut être imaginable en matière d’utilisation de technologies de surveillance. C’est en cela que cette proposition est dangereuse. D’autant qu’elle s’inscrit dans un arsenal législatif qui fait déjà de la France le fer de lance de la surveillance biotechnique en Europe », s’inquiète auprès de nos confrères de l’Obs, Noémie Levain, juriste à la Quadrature du Net, une association de défense des libertés numériques.

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