Bastien Vivès visé par une plainte pour "diffusion d'images pédopornographiques": que dit la loi?
Que risque Bastien Vivès? L'association Innocence en danger a déposé plainte ce mardi pour des infractions de pédopornographie visant l'auteur de BD et les maisons d'édition qui ont publié trois de ses œuvres en 2011 et 2018.
"Ces ouvrages présentent une image dégradante des mineurs qui sont soumis à des traitements inhumains et crus", estime l'association dans sa plainte, révélée par RMC.
La plainte vise précisément La Décharge mentale (Les Requins Marteaux, 2018), Les Melons de la Colère (Les Requins marteaux, 2011) et Petit Paul (Glénat, 2018), trois albums dans lesquels "des mineurs sont représentés tant dans le cadre d'activités sexuelles avec des majeurs qu'exhibant leurs parties intimes".
La plainte vise des faits de diffusion d'images pédopornographiques, incitation à la commission d'agressions sexuelles sur mineurs et diffusion à un mineur de messages violents. Selon Innocence en danger, le dessinateur comme les maisons d'édition "avaient parfaitement conscience de la minorité des personnages et du caractère pornographique des situations dans lesquelles ils se retrouvaient".
En 2018, après la parution de Petit Paul, une plainte avait déjà été déposée par l’association Face à l’inceste. Elle avait été classé sans suite pour "absence d'infraction" en février 2019, selon le parquet de Nanterre.
"L'image" ou "la représentation"
En France, les représentations à caractère pornographique de mineurs sont interdites depuis 1994. Selon l'article 227-23 du Code pénal, "le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d'enregistrer ou de transmettre l'image ou la représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende".
Depuis 1994, cette infraction a évolué, rappelle Guillaume Beaussonie, professeur de droit privé et sciences criminelles à l’université Toulouse-Capitole et auteur d’un fascicule consacré aux délits d’exploitation de l’image pornographique d’un mineur. "Au début, c'était avant tout pour protéger les mineurs 'réels' contre une prise de vue réelle (photo, vidéo). Puis on lui a donné un champ d'application de plus en plus large."
En 1998, le mot "représentation" a ainsi été ajouté au texte de loi pour condamner sans ambiguïté l'image d'un mineur en général: "Une image n'est pas forcément une image réelle, ça peut aussi être une image fictive. Le législateur a voulu étendre l'infraction à des représentations de personnages fictifs, donc aux dessins. La fiction a alors fait son entrée dans le champ d'application du texte."
"La majorité sexuelle est à 15 ans, il ne faut pas l'oublier", rappelle Pierre Lautier, avocat en droit d'auteur au barreau à Paris.
"À partir du moment où on a des mineurs qui n'ont pas la majorité sexuelle qui sont mis en scène avec des adultes, ça pose vraiment problème", insiste-t-il.
La jurisprudence de 2007
L'affaire la plus connue en la matière reste la censure de la cassette de Twin Angels - le retour des bêtes célestes - Vol. 3, un anime lolicon, genre venu du Japon qui met en scène des fillettes dans des positions suggestives. En cause, la représentation d'un enfant ayant des relations sexuelles avec des femmes. L'affaire, qui s'était soldée par la condamnation des diffuseurs, à 1500 euros d'amende, a fait jurisprudence.
Un arrêt de la Cour de cassation du 12 septembre 2007 a ainsi statué que les "images non réelles représentant un mineur imaginaire, telles que des dessins ou des images résultant de la transformation d'une image réelle", suffisent à constituer une infraction. Cette jurisprudence a été confirmée en 2013 par un renforcement des peines - sans modification du texte de l'article 227-23.
Si le Code pénal "permet au prévenu, pour se dégager de sa responsabilité pénale, d'établir que la personne représentée dont l'aspect physique est celui d'un mineur était âgée de dix-huit ans au jour de la fixation ou de l'enregistrement de son image", ce moyen de défense est "nécessairement inopérant" lorsque l'image "est celle d'un personnage purement imaginaire dont l'âge est, par nature, indéterminable."
L'absence de mention de l'âge de Petit Paul, dans sa BD, ne permettrait donc pas à son éditeur d'avancer un tel argument - l'ouvrage représente notamment une relation sexuelle entre l'enfant et sa maîtresse. "Il y a dans la BD le lien avec les adultes, le contexte de l'école primaire", martèle Guillaume Beaussonie. "Et clairement on voit que c'est un enfant. Il n'y a pas de débat possible."
"Une forme d'incitation"?
Bastien Vivès, figure du 9e art qui devait être à l'honneur du prochain festival d'Angoulême avec l'exposition "Dans les yeux de Bastien Vivès", s'est défendu dans un communiqué de faire l'apologie de l'inceste et de la pédophilie.
"À aucun moment je n'ai voulu blesser des victimes de crimes et abus sexuels", a-t-il affirmé. "Et je tiens évidemment, si mes propos ont pu heurter ces personnes, à leur présenter mes plus sincères excuses."
Mais l'affaire est complexifiée par les précédentes déclarations publiques du dessinateur: "Moi l'inceste, ça m'excite à mort", avait-il affirmé lors d'une interview accordée à Madmoizelle en 2018. "Parfois je me sens attiré vers des gamines de 10 ou 12 (ans)… on se dit merde je suis pédophile…", avait-il écrit dans un message publié sur un forum du site Catsuka, spécialisé dans l’animation, et que Libération a exhumé.
"Ses propos ont aggravé la situation", estime Pierre Lautier. "Il aurait dit avant ses excuses, 'c'est de l'imaginaire, je suis contre la pédophilie', ça changeait le paradigme. Là, on a quelqu'un qui fait l'apologie de l'inceste dans ses déclarations."
L'absence de dimension politique dans les récits contestés de Bastien Vivès questionne également. Ils n'ont pas la même ambition que Joe Blow (1969) de Robert Crumb, qui met en scène une famille en apparence idéale mais incestueuse, à l'image de La Décharge mentale. Ou encore les gags de Marcel Gotlib dans Rhââ Lovely dans les années 1970, où une relation sexuelle entre le petit chaperon rouge et le loup est représentée sur l'une des planches. Dans une autre planche, Cosette fait une fellation à Jean Valjean.
Crumb souhaitait dénoncer l'hypocrisie de la société bourgeoise de son temps, Gotlib voulait se moquer, dans le cas du petit chaperon rouge, de la psyché des contes. Il avait aussi estimé que son dessin de Cosette était l'un de ses plus choquants. Bastien Vivès, lui, "dit bien qu'il fait ça pour s'amuser", insiste Guillaume Beaussonie. "À partir du moment où il n'y a pas une éventuelle utilité que l'on pourrait tirer de cette œuvre - une leçon ou un message à faire passer -, il n'y a plus que l'œuvre."
"Et objectivement, l'œuvre est bien pédopornographique", tranche-t-il. "Quand il n'y a plus que ça, je ne vois pas comment il ne pourrait pas y avoir condamnation."
"Si ça peut être considéré comme une forme de banalisation et de complaisance, il pourrait effectivement être condamné", ajoute de son côté Pierre Lautier. Avec la complaisance, "on n'est plus dans des représentations mentales, mais dans du réel", rappelle l'avocat. "Un adulte qui banalise (la pédophilie), on peut considérer que c'est une forme d'incitation."
Par ailleurs, la mention "interdit au moins de 18 ans" sur la couverture de l'œuvre "ne suffit pas à exonérer les auteurs de sa commercialisation et de sa diffusion de leur responsabilité pénale". La simple présence d'un autocollant "ouvrage à caractère pornographique" sur la couverture de Petit Paul constitue "presque un aveu" selon Guillaume Beaussonie: "Le mot est rattaché à un personnage qui est un enfant. Donc, c'est pédopornographique."
Sauvé par la liberté de création?
Qu'en est-il de la liberté artistique? En 2011, des juges avaient considéré que l'exposition Présumés innocents du Centre d’arts plastiques contemporains de Bordeaux, qui avait défrayé la chronique en 2000 à cause de plusieurs photographies et peintures montrant des enfants dans des positions équivoques, ne présentait pas de caractère pédopornographique. L'affaire s'était achevée par un non-lieu.
"Ce qui est important, c'est le rôle du juge, qui est de placer des curseurs sociologiques sur ce qu'on tolère et ce qu'on ne tolère pas en 2022", commente Pierre Lautier. "La liberté d'expression est aussi faite pour dénoncer et poser des questions. Toute la question est de savoir à partir de quel moment, c'est une forme d'apologie. La limite de la liberté d'expression devrait être là."
Bastien Vivès pourrait également se retrancher derrière la Convention européenne des droits de l'homme, qui a été signée par la France. "C'est un texte qui fixe des droits qui doivent être respectés", dit Guillaume Beaussonie. "La loi n'a pas le droit d'interdire des comportements qui vont à l'encontre de ce que dit la Convention, où il y a le principe de la liberté d'expression dont découle la liberté de création et la liberté artistique."
"Comme il y a ici un mobile artistique au départ, il faut faire attention à ne pas porter atteinte à la liberté d'expression. Tout l'enjeu est là", précise Guillaume Beaussonie.
Et en attendant le procès, "le juge d'instruction va devoir enquêter pour savoir si effectivement il y a suffisamment d'éléments pour envoyer - ou pas - Bastien Vivès devant un juge qui lui seul aura le pouvoir de dire s'il est coupable ou non coupable".