Attention, cette vidéo de violences au Cameroun anglophone est ancienne

Depuis fin 2016 au Cameroun, un conflit meurtrier oppose des groupes armés indépendantistes aux forces de sécurité, dans les régions anglophones du Sud-Ouest et du Nord-Ouest. Dans ce contexte de violences, une vidéo prétendument récente montre des dizaines de personnes fuyant des tirs dans la ville de Bamenda située dans le Nord-ouest. Même si les habitants de cette localité vivent encore dans la terreur, cette vidéo est ancienne et apparaît sur la toile en 2020.

Dans la vidéo, on voit apparaître des dizaines de personnes apeurées pressant le pas, le dos courbé, pour se mettre à l’abri de tirs de balles qu’on entend distinctement. “Bamenda ce matin. No comment..”, affirme l’auteur d’un post publié sur X (ex-Twitter, archivé ici) et Facebook  le 17 mai 2024.

<span>Capture d’écran d’une publication sur Facebook, réalisée le 29 mai 2024 </span>
Capture d’écran d’une publication sur Facebook, réalisée le 29 mai 2024

Les attaques visant des civils sont fréquentes dans les régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest principalement peuplées par la minorité anglophone de cette ancienne colonie française d'Afrique centrale majoritairement francophone.

Depuis fin 2016, un conflit meurtrier oppose des groupes armés indépendantistes aux forces de sécurité dans les deux régions, chaque camp étant régulièrement accusé de crimes contre les civils par les ONG internationales et l'ONU.

Ce climat de terreur expose les habitants au pire et alimente la désinformation comme avec cette vidéo qui resurgit 3 jours avant la célébration de l’unité nationale le 20 mai.

A cette date, le pays commémore son passage de l'État fédéré à l'État unitaire en 1972. Dans les deux régions anglophones, cet anniversaire donne lieu à un regain de revendications et d'incidents hostiles au pouvoir central de Yaoundé.

Toutefois, la vidéo qui circule est ancienne.

"Ça ressemble à une vidéo que j’ai vu depuis des lustres. Le vigile qui fuit, les gars avec les motos puis le mec avec son pousse (sic). Bref c’est une vieille vidéo", commente un internaute.

Elle apparaît depuis 2020

Les résultats d’une recherche d'images inversées de la vidéo virale permettent de la retrouver dans une post publié sur Facebook en juillet 2020 (archivé ici).

<span>Capture d’écran d’une publication sur Facebook, réalisée le 28 mai 2024 </span>
Capture d’écran d’une publication sur Facebook, réalisée le 28 mai 2024

On la retrouve ici en 2021.

Dans la vidéo, on entend, sans les voir, deux personnes converser en pidgin, le créole anglophone ouest-africain familièrement utilisé dans ces régions du Cameroun.

- I no dey (Il n'y en a pas), répond l'un d'eux à un interlocuteur qui semble lui demander un sac.

Une variante du pidgin est aussi couramment parlée au Nigeria voisin où la même vidéo a été utilisée en 2021 pour montrer, soi-disant, des violences à Enugu, dans le sud-est du Nigeria.

"Cette scène a été filmée à Bamenda, au Food market de Bamenda!", affirme cependant une source résidant dans cette ville interrogé par l'AFP et qui ayant requis l’anonymat pour des raisons de sécurité.

Notre source nous a envoyé une vidéo filmée le 28 mai 2024 sur le même site que celui de l’incident sur la vidéo des réseaux sociaux.

Les métadonnées décelées avec l’outil Invid attestent que la vidéo envoyée à l’AFP a effectivement été prise dans l’après-midi du 28 mai 2024.

<span>Capture d’écran des résultats d’une recherche de métadonnées sur Invid, réalisée le 29 mai 2024 </span>
Capture d’écran des résultats d’une recherche de métadonnées sur Invid, réalisée le 29 mai 2024

On y retrouve par ailleurs la même voie au bitume craquelé, le même bord de route en latérite et en pente, le même bâtiment peint en marron et beige (carré vert) près du même arbre (carré jaune).

<span>Capture d'écran de la vidéo partagée sur Facebook, réalisée le 4 juin 2024</span>
Capture d'écran de la vidéo partagée sur Facebook, réalisée le 4 juin 2024
<span>Capture d'écran de la vidéo envoyée à l'AFP par une source à Bamenda, réalisée le 29 mai 2024</span>
Capture d'écran de la vidéo envoyée à l'AFP par une source à Bamenda, réalisée le 29 mai 2024

Une recherche sur X avec les mots-clés "Food market Bamenda" mène à cette publication du 23 juillet 2020 (archivée ici) dont la scène et le décor rappellent la vidéo que nous vérifions : des personnes qui courent aux abris et en arrière plan, le même immeuble peint en marron clair et beige.

L’internaute l’ayant publiée signalait en anglais, une "soudaine explosion de coups de feu au marché alimentaire de Bamenda le 21 juillet qui a obligé des clients à courir pour se mettre à l'abri".

Il mentionne aussi des coordonnées géographiques sur son post indiquant l’endroit où il a pris la vidéo. Ces coordonnées "5°57'36.3"N 10°08'55.7"E", correspondent à celles d'un "Food market", à Bamenda sur Google maps.

<span>Capture d'écran de la géolocalisation de "Food market" à Bamenda, au Cameroun</span>
Capture d'écran de la géolocalisation de "Food market" à Bamenda, au Cameroun

Des médias en ligne, connus localement (1,2) pour informer sur les violences en cours dans les zones anglophones du pays, ont aussi évoqué, sur leurs réseaux sociaux,  des incidents au "Food market" de Bamenda le 21 juillet 2020.

Le second média a d’ailleurs publié une vidéo qui montre le même immeuble peint en marron clair et beige que celui qu’on retrouve sur la vidéo qui circule depuis mi-mai.

La vidéo qui circule est donc ancienne.

Les éléments rassemblés par l’AFP l’associent à un incident du 21 juillet 2020 à Bamenda qui reste le théâtre de scènes de violences.

Le point sur le conflit

La situation reste alarmante dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest du Cameroun. Une dépêche de l’AFP (archivée ici) indique qu'une attaque armée  y a fait 2 morts dans la nuit du 25 mai. Deux personnes ont en effet été tuées et onze grièvement blessées dans l'attaque menée par un groupe armé dans un bar.

Les séparatistes tuent ou kidnappent régulièrement des fonctionnaires, dont des enseignants, ou des élus, qu'ils accusent de "collaborer" avec le pouvoir central de Yaoundé.

L'armée ou la police sont quant à elles accusées de se livrer à des expéditions punitives contre ceux qu'elles accusent de sympathiser avec les séparatistes.

Le conflit a éclaté fin 2016 après que le président Paul Biya, depuis plus de 41 ans au pouvoir, eut fait réprimer violemment des manifestations pacifiques d'anglophones dans les deux régions, qui s'estimaient ostracisées et marginalisées par le pouvoir central.

L'ONG Human Rights Watch (HRW) a estimé qu'"au moins 6.000 civils ont été tués par les forces gouvernementales et les combattants séparatistes" en plus de sept ans de conflit (rapport 2023 archivé ici).