Attention à ces prétendues "astuces" pour "bloquer" les huissiers de justice

En 2023, plus de 500.000 Français ont été reconnus en situation de surendettement. Dans ce contexte, plusieurs internautes très suivis sur TikTok ont multiplié les vidéos pour prodiguer de prétendus "conseils" juridiques sur la prescription de dette ou les saisies assurant que ces "parades" permettraient d'échapper aux huissiers de justice. Mais nombre de ces argumentaires sont "totalement erronés", mettent en garde plusieurs juristes interrogés par l'AFP.

"Astuce pour bloquer un huissier de justice", "un huissier ne peut pas demander une dette dattant [sic] de 2 ans" ou encore "les huissiers de justice n'existent pas" : sur TikTok (1, 2, 3, 4), les vidéos s'adressant aux personnes endettées pullulent. Elles sont partagées par des comptes très suivis se revendiquant conseillers juridiques.

Certains d'entre eux ont déjà relayé de fausses informations vérifiées par l'AFP, comme une supposée prime de 3.000 euros destinée aux jeunes.

Se filmant depuis chez eux, ou illustrant leur vidéo à l'aide d'images d'illustration, ces comptes TikTok multiplient les publications visant à prodiguer des conseils pour toutes les personnes susceptibles d'avoir affaire à des huissiers de justice. Certaines de ces vidéos cumulent plusieurs centaines de milliers de vues.

<span>Capture d'écran réalisées sur TikTok le 12 avril 2024</span>
Capture d'écran réalisées sur TikTok le 12 avril 2024

Assurant s'appuyer sur la loi française, ils dévoilent tout un arsenal de prétendus conseils pour s'opposer aux huissiers de justice, parfois contradictoires.

Ces vidéos occasionnent de nombreux commentaires d'internautes soucieux de trouver la meilleure parade pour éviter de rembourser leurs dettes. Parfois, ces créateurs de contenu prennent le temps de leur répondre, précisant le stratagème le plus efficace à utiliser.

Mais, comme l'ont expliqué plusieurs experts à l'AFP, nombre de ces "astuces" sont en réalité fausses.

<span>Capture d'écran réalisées sur TikTok le 12 avril 2024</span>
Capture d'écran réalisées sur TikTok le 12 avril 2024

Changement de titre

Selon certains de ces pourvoyeurs de prétendus conseils, la "première chose à faire" en cas de réception d'une lettre de huissier de justice, serait de scruter toute mention du terme "huissier de justice". En effet, "un huissier de justice n'a plus le droit de s'appeler comme ça", prétendent-ils, et par conséquent, le courrier reçu n'aurait "aucune valeur" et constituerait même un "usage de faux".

Leurs propos s'appuient sur la réforme portée par la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques qui a introduit à partir du 1er juillet 2022 la nouvelle profession de commissaire de justice, issue de la fusion des professions d'huissier de justice et de commissaire-priseur judiciaire (lien archivé ici).

Pour devenir commissaire de justice, les professionnels déjà en exercice doivent suivre une formation de 60 à 80 heures, précise le site du ministère de la Justice (lien archivé ici).

"À défaut, ils ne peuvent exercer que les activités auxquelles ils pouvaient se livrer avant le 1er juillet 2022 et ne peuvent porter le titre de commissaire de justice. Ils conservent leur ancien titre, qui disparaîtra en tout état de cause le 1er juillet 2026", écrit le ministère. Selon cette même source, en février 2023 plus de 70% d'entre eux avaient déjà suivi cette formation.

"La possibilité d'utiliser le nom 'huissier de justice' perdure donc jusqu'au 30 juin 2026, même pour ceux ayant déjà suivi la formation [pour devenir commissaire de justice, NDLR] sans aucune conséquence juridique", a indiqué le 8 avril à l'AFP Régis Granier, Vice-Président de la Chambre nationale des commissaires de justice (lien archivé ici).

Selon lui, "pour qu'il y ait la nullité d'un acte, il faut qu'il y ait grief. Là, ce serait très dur de prouver que le justiciable pourrait subir un préjudice de l'utilisation du nom de cette profession."

<span>Capture d'écran prise sur le site du ministère de la Justice le 12 avril 2024</span>
Capture d'écran prise sur le site du ministère de la Justice le 12 avril 2024

Mandatés par un créancier

Pour Me Baptiste Robelin, avocat du cabinet Novlaw interrogé par l'AFP le 11 avril, lorsque l'on reçoit une courrier d'huissier, "la vraie question qui se pose, c'est est-ce que l'acte d'huissier est simplement à titre comminatoire, comme cela pourrait être le cas d'une lettre de mise en demeure par exemple, ou est-ce que l'huissier de justice agit en vertu d'un titre exécutoire, qui lui permettra de procéder à des saisies" (lien archivé ici).

Car l'huissier peut très bien tenter, sur demande d'un créancier, d'obtenir le règlement des dettes à l'amiable, c'est-à-dire sans procédure judiciaire, au même titre qu'une société de recouvrement par exemple.

Dans le cas où la procédure à l'amiable n'aurait pas abouti, le créancier peut "demander au juge une injonction de payer", comme l'explique le site service-public.fr (lien archivé ici).

Puis, "le créancier doit faire signifier la requête et l'ordonnance d'injonction de payer par un commissaire de justice, à chacun des débiteurs", précise le site officiel de l'administration française.

C'est justement ce passage à une procédure judiciaire qui suscite le plus de désinformation de la part de ces internautes aux vidéos virales.

Certains assurent par exemple qu'un commissaire de justice ne pourrait demander un titre exécutoire puisqu'il faudrait disposer d'un numéro d'identification du registre du commerce et des sociétés (RCS) unique à chaque entreprise mais auxquels les huissiers professionnels ne pourraient prétendre (lien archivé ici).

"Nous sommes certes des officiers publics ministériels, mais nous sommes avant tout des professionnels, bien entendu que lorsque nous sommes indépendants nous sommes inscrits au RCS, c'est obligatoire", explique Régis Granier, ajoutant que sur les 3.800 commissaires de justice français, seuls 400 sont salariés.

De toute façon, "ce n'est pas à l'huissier de justice de disposer d'un titre exécutoire, mais au créancier", a souligné le 11 avril auprès de l'AFP Denis Voinot, professeur de droit privé à l'université de Lille (lien archivé ici). Et "si la plupart des titres exécutoires sont des décisions de justice, ce n'est pas le cas de tous, par exemple les actes passés devant un notaire sont des titres exécutoires".

Une autre théorie erronée serait d'expliquer que lorsqu'un huissier est mandaté, il rachèterait en réalité la dette à recouvrir. Par conséquent, le débiteur n'ayant pas signé de contrat avec ce professionnel, il ne serait, selon cette logique, pas redevable de cette créance.

"On ne rachète pas du tout une créance, on exécute une décision de justice", balaye Régis Granier. "En aucun cas un huissier de justice ne rachète la créance de ses clients", abonde Me Baptiste Robelin.

Prescription de dette mal comprise

Si tous ces stratagèmes et théories devaient se révéler inefficaces, les vidéos partagent toutes la même parade : il suffirait de régler, au lieu du montant réclamé chaque mois, un versement de 8 euros. Cette prétendue technique permettrait d'éviter tout paiement forcé ou saisie, car, selon l'argumentaire avancé, ces paiements décourageraient les commissaires de justice, qui se dessaisiraient de la créance au bout de quelques mois seulement.

"C'est complètement faux", assure Régis Granier, indiquant que cette idée selon laquelle "dès qu'il y a paiement, cela bloque tout exécution forcée, est l'une des croyances les plus ancrées". "Ce n'est jamais au débiteur de décider quelle somme rembourser", ajoute-t-il. "Parfois les gens négocient d'eux-mêmes en payant par exemple 90% de la créance. Mais c'est le montant total qui doit être réglé, et on pourrait procéder au paiement forcé pour les dernières dizaines ou centaines d'euros manquantes".

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Délai de paiement

Les internautes invoquent aussi la forclusion, un délai régi par la loi à partir duquel une dette ne peut plus être réclamée. Mais l'interprétation qui en est faite est parfois trompeuse, certains assurant par exemple qu'au bout de deux ans toute créance est annulée.

"Le délai de forclusion de deux ans s'applique aux crédits à la consommation. Faire croire que c'est deux ans partout est faux", pointe Denis Voinot.

Sauf exceptions, "une dette est prescrite au bout de 5 ans, à condition qu'il n'y ait pas eu de titre exécutoire dans ce délai ou d'assignation en justice suspendant cette prescription", souligne Me Baptiste Robelin.

"Pour qu'il y ait forclusion, il faut que rien ne se passe" au niveau judiciaire, résume Régis Granier.

"Conséquences très importantes"

Les professionnels interrogés par l'AFP regrettent le partage massif de ces faux conseils qui pourraient porter préjudice aux débiteurs.

"Sous couvert de faire des petites vidéos anodines, ces gens délivrent un conseil juridique sur le contenu du droit applicable en matière de procédure civile d'exécution. Ces conseils, ils n'ont aucune habilitation pour les donner, et ce sont des conseils totalement erronés qui, s'ils sont suivis, peuvent avoir des conséquences très importantes sur le traitement des créances en cause. Des personnes mal informées peuvent ne pas exercer des recours qui seraient pourtant pertinents par exemple", indique Me Baptiste Robelin.

"Les gens qui sur les réseaux sociaux racontent n'importe quoi sont susceptibles d'être poursuivis", rappelle Denis Voinot.

"Si ce sont des conseils en amont d'une décision, il peut y avoir des poursuites pénales sur le fondement du discrédit, qui est régi par l'article 434-25 du code pénal. C'est le fait de jeter le discrédit sur une décision de justice qui pourrait avoir des conséquences pour les personnes qui suivent le conseil et c'est puni de six mois d'emprisonnement et 7.500 euros d'amende", a expliqué à l'AFP le 11 avril Me Emilie Limoux.

"On peut même aller jusqu'à l'abus de faiblesse, qui consiste au fait de se servir de l'ignorance de quelqu'un pour lui faire faire quelque chose pour lui porter préjudice. La difficulté, c'est qu'il faut que la personne qui donne des conseils ait conscience de l'état de vulnérabilité ou d'ignorance aux personnes à qui elle prodigue les conseils", a-t-elle poursuivi. Cette infraction est punie de 5 ans d'emprisonnement

Régis Granier assure toutefois n'avoir pas rencontré de situation où des débiteurs se serviraient des conseils prodigués en ligne pour tenter de se soustraire aux huissiers de justice.

En 2023, selon la Banque de France, près de 586.000 personnes ont été reconnues en situation de surendettement en France, une hausse de 8% sur un an mais un niveau bien plus faible qu'il y a 10 ans (lien archivé ici).

Abus

"Ce qui est intéressant dans ces vidéos, c'est que ça met l'accent sur des pratiques que l'on peut qualifier de douteuses dans certains cas" de recouvrement à l'amiable, pointe Denis Voinot.

En 2018, une enquête de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) chez 97 professionnels du recouvrement amiable de créances relevait un "taux d'anomalie" de 40% pour les sociétés de recouvrement et 30% pour les huissiers de justice. Parmi les abus constatés, "l’entretien d’une confusion entre recouvrement amiable et procédure de recouvrement forcé sur un courrier-type utilisé par un huissier de justice", "le fait de menacer des débiteurs de poursuites judiciaires, alors que la créance concernée était prescrite" ou encore "l’utilisation de l’en-tête d’une étude d’huissiers de justice pour adresser des mises en demeure".

Deux ans plus tard, une nouvelle enquête de la DGCCRF relevait "peu de manquements relatifs au recouvrement de créances non exigibles ou prescrites" ainsi que "peu de confusion entre le recouvrement amiable et la procédure de recouvrement forcé" notant cependant que "certaines sociétés de recouvrement de créances réclament des sommes indues".

La fin des dispositifs d'aide d'Etat activés pendant la crise sanitaire du Covid-19 et l'arrivée des banques sur le secteur du recouvrement de créances "pourraient favoriser les pratiques illicites" concluait l'administration.

19 avril 2024 Ajoute contexte abus recouvrement amiable 16 avril 2024 Corrige coquille citation au 20ème paragraphe