Allocations familiales, APL... Y a-t-il vraiment de la préférence nationale dans la loi immigration?

Allocations familiales, APL... Y a-t-il vraiment de la préférence nationale dans la loi immigration?

La loi immigration reprend-elle à son compte le concept de préférence nationale? C'est en tout cas ce qu'assure la gauche depuis le vote de ce texte controversé mardi. Le président des députés socialistes Boris Vallaud a ainsi évoqué une "ignominie de l'extrême droite".

L'expression "préférence nationale", créée dans les années 80 par le théoricien Jean-Yves Le Gallou, intime de Jean-Marie Le Pen, vise à réserver l'attribution de logements, d'emplois ou de prestations sociales en priorité ou exclusivement aux Français.

"En droit, distinguer les Français des étrangers"

Marine Le Pen a d'ailleurs évoqué "une victoire idéologique" pour son mouvement. Plusieurs dispositifs présents dans la loi immigration sont d'ailleurs dans son programme présidentiel.

"C'est une question compliquée parce que la préférence nationale n'est pas une notion juridique. Mais l'idée qu'elle pose derrière, c'est de savoir si en droit, on peut distinguer les Français des étrangers", nous explique Paul Cassia, professeur de droit public à l'université Panthéon-Sorbonne.

Plusieurs dispositions semblent bien se rapprocher de cette notion dans la loi, sans aller jusqu'à priver entièrement une personne étrangère de toute prestation sociale.

Des nouvelles conditions pour les prestations sociales

Si le texte voté était appliqué en l'état, les allocations familiales seraient désormais conditionnées à une présence en France depuis au moins 5 ans pour les personnes sans emploi. Les personnes qui travaillent, pourraient, elles, y accéder dès trente mois d'activité.

La situation serait la même pour l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) qui s'adresse aux personnes âges de plus de 60 ans en situation de perte d'autonomie.

Les aides personnalisées au logement (APL) seront également conditionnées à 5 ans de présence en France pour les personnes qui ne travaillent pas. Elles seront accessibles pour les étrangers en emploi à partir de 3 mois.

Des "motifs" précis pour déroger à l'égalité

Pour l'instant, seules les personnes en situation régulière ont le droit à ces prestations, mais elles ne sont pas conditionnées à une durée de séjour ou à un statut professionnel.

"Pour déroger à l'égalité entre un Français et un étranger, il y a deux motifs: on estime qu'il y a un motif d'intérêt général qui justifie cette différence ou une différence de situation objective", décrypte l'universitaire Didier Maus.

Le Conseil constitutionnel, saisi du texte par Emmanuel Macron, la gauche et plusieurs associations de défenses des droits de l'homme, va devoir trancher.

Pour Macron, pas un texte de "nature Rassemblement national"

Si Élisabeth Borne a reconnu des "doutes" sur le respect de la Constitution de certaines mesures, elle a réfuté toute préférence nationale. Emmanuel Macron a quant à lui évoqué des dispositifs de la loi immigration qui ne "lui plaisent pas" tout en assurant qu'il n'était "pas vrai" que ce texte soit "de nature Rassemblement national".

Pour l'exécutif, ce texte ne vise pas à favoriser les Français vis-à-vis des étrangers, mais simplement à faire une distinction entre ceux qui travaillent ou non, qui étudient ou non.

Le RSA, déjà conditionné à une durée de présence en France pour les étrangers

Avec un exemple: le cas du revenu de solidarité active (RSA), accessible au bout de 5 ans de résidence pour les personnes étrangères. Les Sages avaient bien validé une telle différence de traitement entre Français et personnes étrangères en 2011.

Ils avaient alors jugé que le versement de cette prestation sociale nécessitait "la stabilité de la présence sur le territoire national" qui constitue "une des conditions essentielles à l’insertion professionnelle".

Les Sages avaient également jugé cette mesure "proportionnée" si d'autres prestations garantissaient un reste à charge pour vivre "suffisant".

La restriction des allocations familiales fait douter les juristes

Cette jurisprudence peut-elle s'appliquer dans le cas de loi immigration? Plusieurs juristes en doutent, notamment sur le cas des allocations familiales.

"On ne peut pas dire que le fait de vivre en France depuis un certain nombre d'années, de travailler ou d'avoir la nationalité française change quoi que ce soit au fait d'avoir un enfant. Vous devez toujours, à la fin, le nourrir", remarque ainsi Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à Paris-2.

La question est également ouverte pour l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) qui s'adresse aux personnes âges de plus de 60 ans en situation de perte d'autonomie.

"Est-ce qu'on peut vraiment demander à quelqu'un qui est en situation de dépendance d'avoir travaillé 5 ans avant de pouvoir toucher ce type de prestation? Ce n'est pas certain", juge encore ce constitutionnaliste.

La "dignité humaine" en ligne de mire

La question de la "dignité humaine", inscrite dans la Constitution de 1946 et incluse dans celle de 1958 et qui est actuellement appliquée, pourrait être dégainée par les Sages.

Quant à la question des APL, elles sont déjà conditionnées à la présence de 8 mois par an dans un même logement.

"Il y a un critère lié à l'appartement qu'on occupe dans la loi, ce qui se justifie par la nature de cette aide. Est-ce qu'on peut se dire que le fait de ne pas être en France depuis longtemps est lié à votre situation immobilière? Le doute est permis", avance encore l'universitaire Didier Maus.

Des mesures éventuellement "disproportionnées" pour des étrangers

Dernier argument qui pourrait pousser le Conseil constitutionnel à dire non à ces mesures: la question de proportionnalité.

"Les juges vont se demander si ces mesures excèdent le bon sens", traduit le professeur de droit public Paul Cassia.

Est-ce que les juges peuvent trouver disproportionné qu'une personne qui travaille et donc cotise indirectement pour des prestations sociales puisse avoir une longue durée de carence avant de toucher ce pour quoi elles cotisent?

"Un dispositif seul peut être validé mais il peut aussi y avoir un côté accumulation qui donne le sentiment, justement, de mesures disproportionnées", traduit encore ce spécialiste de la Constitution.

Les Sages devraient trancher sur le fond de la loi immigration d'ici la mi-janvier.

Article original publié sur BFMTV.com