Accompagner les soignants en contexte de crise
L’actualité nationale et internationale nous rappelle sans cesse l’engagement et l’implication des soignants auprès de personnes traumatisées aux quatre coins du monde.
Qu’il s’agisse de catastrophes naturelles, de guerres, de pandémies ou d’attentats terroristes, les soignants sont toujours en première ligne pour secourir la population victime exposée aux divers traumatismes liés aux blessures, à la mort violente ou à l’exposition à des événements tragiques. Ils constituent de potentiels tuteurs de résilience dans la mesure où les personnes victimes peuvent s’appuyer sur ces professionnels (médecins, infirmiers, psychologues, travailleurs sociaux…) pour encaisser le choc, préalable à un travail d’élaboration du traumatisme et de deuil.
Mais si les victimes arrivent ainsi à atténuer leur souffrance, qu’en est-il de la santé mentale des soignants qui, tout en étant exposés à la détresse traumatique des patients, peuvent eux-mêmes être touchés directement par ces mêmes événements tragiques ?
La pandémie du Covid-19 nous a alertés sur la souffrance des soignants et sur la nécessité d’en prendre soin. En France, dans un climat de peur et en un élan de solidarité, on les applaudissait tous les soirs à la fenêtre pour les soutenir et leur témoigner notre reconnaissance.
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Passée la vague pandémique, les soignants sont comme oubliés à nouveau. Pourtant, ils continuent de faire face aux restes traumatiques de cette pandémie et de bien d’autres tragédies.
Des catastrophes en série
Les séismes en Turquie et au Maroc en février et en septembre 2023, les inondations en Libye en septembre 2023, le séisme en Afghanistan en octobre 2023, pour ne citer que quelques exemples de catastrophes naturelles récentes, ainsi que les derniers bombardements du conflit israélo-palestinien ont mobilisé et mobilisent encore des soignants locaux et internationaux.
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Plus près de nous, en France, la série d’assassinats au couteau d’enseignants (Agnès Lassalle en février 2023, Dominique Bernard en octobre 2023, Samuel Paty trois ans plus tôt) dans l’espace scolaire appelle l’intervention des soignants à court, moyen et long terme, directement et indirectement, dans divers lieux de soin (hôpitaux, centres médico-psychologiques, écoles, cabinets libéraux…).
Les soignants interviennent dans le temps court de l’événement et assurent des suivis au long cours, qui leur rappellent à chaque fois les drames à l’origine des prises en charge. En Haïti, par exemple, des psychologues qui sont intervenus lors du séisme de janvier 2010 continuent encore d’accueillir, sur place et à l’étranger, des récits traumatiques, liés à l’actualité sociopolitique difficile dans ce pays, qui réactivent ceux de l’événement sismique.
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Distinguer traumatismes intentionnels et non intentionnels
Certains soignants ont directement vécu les événements sur place. D’autres sont arrivés en renfort. Certains sont confrontés à des traumatismes non intentionnels (séismes, inondations…) et/ou intentionnels (guerres, attentats…). La littérature scientifique montre qu’on se relève plus facilement d’un trauma non intentionnel que d’un trauma intentionnel. En effet, quand le trauma est d’origine humaine et intentionnelle, la victime est touchée plus profondément dans son identité et son humanité. L’intentionnalité attaque l’identification à l’autre, la confiance interhumaine et le lien social.
Parfois, ces deux formes de traumatismes sont concentrées chez une même population confrontée, en plus, aux dérives de l’aide humanitaire. Par exemple, lors du séisme en Haïti, certaines victimes du séisme ont subi des agressions sexuelles dans les camps ou dans des lieux d’accueil. Le travail des soignants est alors d’autant plus compliqué qu’ils doivent intervenir en urgence, se concentrer sur des gestes très techniques (traitement) tout en étant dans une certaine présence à l’autre (soin).
Les leçons apprises lors du séisme de janvier 2010 en Haïti nous ont montré la nécessité de tenir compte de la complexité traumatique et de soutenir en même temps les patients, les soignants/patients et les soignants locaux et internationaux mais aussi de tenir compte de la culture locale lors des séances de debriefing.
Traumatismes des soignants, culpabilité et fatigue de compassion
Les traumatismes des soignants peuvent avoir plusieurs sources. Il y a d’abord le trauma vicariant, c’est-à-dire le traumatisme des professionnels en contact avec des patients traumatisés. Les soignants peuvent parfois présenter les mêmes symptômes que les patients, dans une sorte de partage du traumatisme.
Certains doivent faire face au syndrome de la seconde victime. En effet, en temps normal, les erreurs diagnostiques ou d’appréciation restent possibles, avec parfois des conséquences irréversibles pour les patients. Elles mettent alors les professionnels dans des états de stress post-traumatique. Dans les interventions d’urgence, elles peuvent être particulièrement culpabilisantes car le souci de faire vite peut entraîner des décisions aux conséquences malheureuses (amputations, décès, etc.).
Un autre type de trauma s’observe chez des soignants qui ne peuvent pas porter secours à cause des contraintes géopolitiques, du fait des protocoles d’intervention ou par manque de moyens. Cela affecte leur conscience professionnelle rongée par ce qui relève d’une « non-assistance à peuple en danger ».
C’est le cas d’humanitaires qui n’ont pas pu porter secours aux migrants en détresse en Méditerranée en juin 2018 ; c’est le cas aussi d’un spécialiste de la chirurgie de la main qui a été obligé d’amputer un patient parce qu’il fallait pratiquer la chirurgie de guerre en Haïti (séisme de 2010) ou de médecins obligés d’opérer sans anesthésie comme cela est relaté actuellement dans des hôpitaux à Gaza. On peut aussi souligner le cas des soignants des urgences dans les hôpitaux en France par exemple qui, par manque de moyens, sont obligés de refuser ou de laisser attendre des personnes en situation critique.
Ces situations peuvent entraîner de la culpabilité et amener à l’épuisement professionnel et à la dépression. Face au sentiment d’impuissance et aux affects forts que mobilisent ces situations extrêmes, les soignants peuvent aussi vivre la fatigue de compassion Quand, dans certains cas, ils sont touchés, au même titre que la population qu’ils soignent, par les contextes traumatiques (Covid, guerres, crises sociales, politiques, etc.), la fatigue est décuplée, ce qui nécessite un étayage adéquat.
Prendre soin des soignants sur place, sinon à distance
Certes, certains soignants (psychologues, psychiatres, médecins urgentistes, pompiers…) sont formés pour intervenir en situation traumatique, prendre du recul et gérer leurs émotions. Ils ont quand même besoin de soutien et d’espace pour exprimer et comprendre ce qu’ils éprouvent dans les situations de crise.
Les autres professionnels (humanitaires non soignants comme les logisticiens, par exemple, enseignants, éducateurs…), mais aussi des bénévoles, sont frappés de plein fouet par ces traumatismes cumulatifs qui les mettent dans un état de sidération pouvant altérer leurs interventions. Ils ont donc besoin d’être accompagnés, étayés, soutenus et reconnus dans leur démarche. Les dispositifs d’analyse de la pratique, de supervision, qui consistent à les aider à comprendre leurs émotions et à ajuster leurs postures professionnelles, s’avèrent alors indispensables, avant, pendant, après leurs interventions.
L’accompagnement peut s’opérer sur place ou à distance. Dans le cas de la crise syrienne, par exemple, une expérience auprès de soignants/réfugiés intervenant en zone frontalière a montré le quotidien traumatique des soignants qui partagent dans un même espace-temps le traumatisme de la population dans un climat d’insécurité et de violence extrême. En raison de l’accès difficile à cette région, la prise en charge psychologique de ces soignants/réfugiés, assurée par une psychologue d’une ONG, s’est déroulée par visioconférence.
En contexte traumatique, quel que soit le domaine d’intervention, les professionnels prodiguent d’abord des soins primaires au sens où en parle le célèbre psychanalyste Donald Winnicott, c’est-à-dire de la contenance et de la considération de, et pour, l’autre, perçu comme semblable, comme sujet humain.
Dans un article sur les soignants qui interviennent en Haïti, j’avais proposé d’inclure dans les soignants à la fois les personnels de la santé mentale, de la santé physique et de l’éducation nationale, dans la mesure où l’ensemble de ces professionnels est censé, par-delà leurs missions premières, prodiguer des soins primaires aux patients et aux élèves.
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J’avais aussi proposé d’ajouter les professionnels des lieux de culte dans la mesure où, par-delà les croyances respectives qui peuvent fonctionner comme de véritables tuteurs de résilience, les victimes peuvent trouver dans ces lieux un espace de réconfort. La fonction soignante de ces professionnels qui interviennent en contexte traumatique est à mettre en évidence. Elle relève du care, du « prendre soin ».
Dans un contexte géopolitique et climatique traumatique, les soignants se mobilisent partout sur la planète pour porter assistance aux personnes ou aux peuples en danger. De même qu’une solidarité inter-soignants est nécessaire pour notamment s’inspirer mutuellement des modèles de résilience, il est important que la population témoigne d’une certaine forme de compassion pour les soignants.
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Il est surtout urgent que les États et les organisations internationales prennent la mesure de l’ampleur des besoins financiers et humains, signe de leur considération et de leur reconnaissance pour ces femmes et ces hommes qui, tout en étant affectés par les mêmes tragédies, participent de l’équilibre psychique de nos sociétés traumatisées, en pleine crise existentielle. Car si nous ne prenons pas soin d’eux, qui prendra soin de nous ?
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
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