« Être bergère m’a appris à côtoyer la mort et à profiter de la vie » - Témoignage
TÉMOIGNAGE - Quand j’étais enfant et que mes parents m’emmenaient à la montagne, je passais mon temps à aller voir les bergers. Pour moi, ils avaient tout compris de la vie : sur le toit du monde avec leurs immenses troupeaux, ils pouvaient profiter du grand air, de la nature.
C’est avec cette idée dans un coin de la tête qu’à 14 ans, je me suis orientée vers un lycée agricole. Je suis restée dans cette voie jusqu’à la fin de ma licence. Après mes études, j’ai rencontré un paysan qui a cru en moi et qui m’a proposé, alors que je n’avais encore aucune expérience de bergère, de travailler pour lui l’été. Je me suis retrouvée dans un alpage, au-dessus de Grenoble, à gérer son troupeau de 1 300 brebis pendant qu’il me guidait par téléphone. C’était grisant et incroyable.
Les dix années suivantes, j’ai passé mes étés dans les alpages, seule avec les troupeaux. L’hiver, je gardais des moutons en Provence. J’ai exercé d’autres métiers, parfois à l’étranger. C’est pendant un contrat en tant qu’institutrice en Guyane que tout est devenu limpide. Ce que je voulais, c’était être en Ardèche, avec des brebis. Rien d’autre.
280 brebis, une ânesse, des béliers, des chèvres et des chiens
J’ai travaillé deux ans en tant que salariée pour obtenir des droits au chômage, puis j’ai acheté mes 60 premières brebis et je me suis lancée en tant que « bergère nomade ». Je n’ai pas de terres : j’emmène mon troupeau pâturer sur celles des autres, toujours avec leur accord. C’est un moyen de nourrir mes brebis, tout en permettant aux propriétaires d’entretenir leur parcelle - et de lutter contre les feux de forêt, puisque les troupeaux se nourrissent d’une végétation combustible. Je suis financée par la PAC et par ma production d’agneaux, que je vends en circuit court. Cela m’a permis d’acheter un terrain où faire construire une bergerie que j’inaugurerai cette année, et une petite maison à côté.
En 5 ans, mon troupeau s’est agrandi : j’ai 280 brebis, mais aussi une ânesse, des béliers, des chèvres, deux chiennes pour protéger le troupeau et deux chiens pour les guider… Et je ne compte pas les agneaux. En tout, cela représente entre 300 et 400 bêtes. Je suis toujours itinérante : chaque mois, mes brebis paissent dans un endroit différent. Ça fait du monde à déplacer !
Des journées au rythme des saisons
Je ne mets jamais de réveil et je vis au rythme des saisons. En ce moment, c’est l’automne et mon troupeau est dans des prés proches de chez moi. Chaque jour, je tire un enclos portatif autour de la parcelle nécessaire à le nourrir. Le soir, je mets les brebis dans un « parc de nuit » : je les réunis à l’abri, à côté d’un point d’eau, et mes deux chiennes de garde dorment auprès du troupeau pour le protéger.
Dans quelques semaines, l’herbe aura gelé plusieurs fois et sera moins nutritive. Nous nous déplacerons donc vers le sud, en garrigue.Mes brebis pourront y manger des glands, de la lavande, des herbes de landes… À la fin de l’hiver, après cinq mois de gestation, les brebis mettront bas et elles passeront un peu de temps dans ma bergerie jusqu’au printemps, où nous retournerons dans les prés voisins.
C’est en été que le changement de décor est le plus flagrant. Je pars dans les Cévennes à 1 000 mètres d’altitude, avec mon troupeau. Nous marchons pendant trois jours, et je bivouaque avec mes bêtes. Ensuite, elles pâturent sur des tourbières et entretiennent des pistes coupe-feu dans la forêt. J’y retrouve un autre éleveur et nous mélangeons nos deux troupeaux : c’est l’occasion de prendre des vacances, puisque nous pouvons nous relayer.
Se concentrer sur le présent pour préserver le troupeau
Tous ces animaux ressemblent à une grande famille. L’ânesse joue avec les chiennes, les béliers font confiance à l’ânesse et aux chiens, les chiens protègent les brebis… C’est une belle harmonie qui se met en œuvre - bien plus évidente qu’entre êtres humains ! Elle repose sur notre capacité à cohabiter entre espèces. Mon troupeau sait communiquer avec moi, je sais le comprendre et communiquer avec lui, et je trouve ça très beau.
Mais cette osmose est fragile. D’abord, parce que mes émotions ont une influence très forte sur la manière dont les journées se déroulent. Quand je suis sereine, chaque individu du troupeau le ressent, mes chiens le ressentent, et tout se passe bien. À l’inverse, si je reçois un appel qui me met en colère, tout change très vite. Je vais avoir la tête ailleurs, les brebis vont sentir mon agacement et s’agacer aussi, elles ne vont plus m’obéir. Pour les gérer, je vais crier sur mes chiens qui vont s’exciter, et d’un coup, ce sera le bazar autour de moi.
Pour préserver la sérénité du troupeau, je dois me concentrer sur une chose : le présent. Les angoisses liées à ce qui m’est arrivé plus tôt ou pourrait arriver plus tard n’ont pas leur place. Les animaux sont sensibles et ont une manière d’être très spontanée, que j’ai dû apprendre à cultiver aussi.
Côtoyer la mort en travaillant avec le vivant
Travailler avec du vivant, c’est aussi côtoyer la mort. Il m’est arrivé de passer une journée sereine avec le troupeau quand, d’un coup, le vent s’est levé. Un rocher a chuté sur une brebis, la tuant sur le coup. En un battement de cils, j’avais la mort devant les yeux. Il y a peu, j’ai essayé d’aider une jeune brebis à mettre bas. Je n’y arrivais pas et elle souffrait. Je suis allée chez le vétérinaire qui ne pouvait rien faire de plus, et j’ai dû mettre fin à la vie de ma brebis et de son bébé. J’en suis ressortie heurtée et tremblante.
Cette conscience accrue de la mort enseigne à profiter de chaque instant. J’ai pu observer tant de fois la fragilité de la vie, la manière dont un détail peut faire basculer l’atmosphère entière qu’aujourd’hui, je sais que le plus important est de capter le vivant et ses moments de joie. Regarder un coucher de soleil, prendre un moment pour caresser mes chats en rentrant le soir, sentir le vent souffler… Que ce soit avec la nature, les animaux, les autres humains, la seule chose qui compte, c’est de partager de l’amour autour de soi, car tout peut s’arrêter très vite.
Être bergère m’a appris à être forte. Mon métier et ma vie ont un sens : ma production d’agneaux nourrit des gens, je participe à une dynamique locale, j’appartiens à un territoire. Je ne suis pas une inconnue, ni pour ceux qui vivent autour de moi, ni pour l’espace naturel que j’occupe. Pour moi, c’est ce qui fait toute la beauté du métier.
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