Trentième round : la France est-elle toujours de droite ?

Chaque semaine pendant la campagne, Yahoo! Actualités confronte les éditos de Rue89 et Causeur.fr sur un même thème. Cette semaine, Eric Dupin de Rue89 et Luc Rosenzweig de Causeur.fr, s'interrogent sur le virage à gauche de la France.

La France tourne à gauche sans y basculer

Par Eric Dupin

L'échec annoncé de Nicolas Sarkozy n'est pas étranger à une profonde erreur d'analyse de sa part. « La France est à droite, autant qu'elle l'était en 2007 et peut-être même plus », confiait-il à l'aube de la campagne présidentielle. Toute sa stratégie droitière, maintenue jusqu'à la caricature dans l'entre-deux tours, tient à ce postulat d'un pays majoritairement conservateur, pour ne pas dire réactionnaire.

François Hollande n'a pas commis l'erreur symétrique. Partageant le pessimisme de François Mitterrand, répétant que la gauche était minoritaire en France et qu'il convenait de séduire le centre pour gagner les élections, le candidat socialiste s'est montré prudent.

Contrairement à Jean-Luc Mélenchon, il ne pense pas que le pays a basculé dans l'antilibéralisme. Hollande a saisi l'importance d'un positionnement de centre gauche lui permettant d'attirer une partie de l'électorat modéré.

Le vote personnel de François Bayrou en faveur du candidat de gauche est le fruit de ces deux choix stratégiques. Il sanctionne le basculement d'une fraction du centre, plus effrayé par la dérive droitière de Sarkozy que véritablement inquiétée par les projets de Hollande.

Une incontestable poussée à gauche

En 2007, Sarkozy était fondé à penser que la France était fermement ancrée à droite. En cinq ans, le paysage électoral a toutefois singulièrement bougé. Le total des voix de gauche, au premier tour de l'élection présidentielle, est passé de 30,7% des suffrages exprimés en 2007 à 42% en 2012, soit un bond en avant de onze points. La progression est également considérable si l'on additionne les voix de gauche et d'extrême gauche : de 36,4% à 43,8% des voix.

A l'inverse, le total des voix de la droite parlementaire chute, en cinq ans, de 33,4% à 29% des suffrages. Certes, l'addition des voix de droite et d'extrême droite est en progrès en raison de la forte poussée du FN : de 43,9% à 46,9%. On pourrait même prétendre que la France continue à pencher du même côté avec un total des voix des droites supérieur à celui des gauches.

Cela suppose pourtant de qualifier sans discussion d'extrême droite l'électorat du FN. Or, non seulement Marine Le Pen rejette avec virulence cette étiquette, mais elle ne se revendique même pas de la « droite nationale », comme c'était le cas de son père.

La présidente du Front prétend se situer « ni à droite, ni à gauche ». Si la filiation extrémiste du FN est incontestable, la stratégie « mariniste », dont l'autonomie se déploiera lors des prochaines législatives, interdit d'agglomérer ses soutiens électoraux dans un même bloc des droites.

Une mutation idéologique

La déception provoquée par le sarkozysme n'est pas la raison la plus profonde de cette évolution à gauche des équilibres politiques. C'est plutôt la crise économique, par son ampleur et ses ravages sociaux, qui a suscité une large remise en cause d'un capitalisme financier non seulement injuste mais menacé d'écroulement.

Dans les couches populaires, la question sociale est désormais redevenue première. Contrairement à ce qu'imaginait Sarkozy, les préoccupations liées à l'immigration et à l'insécurité ne pouvaient plus, en 2012, prendre le pas sur des angoisses économiques si répandues.

Le grand mouvement de manifestations contre la réforme des retraites, en 2010, s'est soldé par un échec cuisant mais aussi par une revalorisation de l'image des syndicats dans l'opinion. Fin novembre, une enquête TNS-Sofres indiquait que 54% des Français faisaient « tout à fait ou plutôt confiance » aux syndicats pour les défendre, contre 46% à la mi-septembre.

En période de crise économique aiguë, les syndicats font figure de précieux protecteurs. Là encore, Sarkozy ne l'a pas compris, comme en témoigne sa provocation du 1er mai. Il en est resté à une vision datée, héritée des décennies antérieures, où les confédérations ouvrières étaient jugées négativement par une majorité de l'opinion publique.

France de droite, vote à gauche ?

Tout ceci ne signifie pas que la France a clairement basculé à gauche. Un verdict électoral n'est pas une boussole idéologique. Hollande devrait gagner dimanche grâce au concours décisif d'électeurs lepénistes et bayrouistes qui ne se sentent nullement appartenir à la grande famille de la gauche.

Pour autant, je ne crois pas qu'on puisse inverser une formule célèbre utilisée par la politologues à la fin des années 70 : « France de gauche, vote à droite ». Avant la victoire de Mitterrand en 1981, une hégémonie idéologique progressiste coexistait avec des succès électoraux du camp conservateur.

Aujourd'hui, la France s'apprête à voter à gauche sans qu'on puisse la proclamer de droite. C'est plutôt un pays en mouvement qui s'apprête à porter Hollande à l'Elysée.
Eric Dupin

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Par Luc Rosenzweig

La victoire annoncée de François Hollande le 6 mai prochain signifiera-t-elle que la France aura majoritairement basculé à gauche ? Rien n'est moins sûr, pas plus que le corollaire, la défaite de Nicolas Sarkozy, n'autorise à penser que la droite est désormais minoritaire au sein de l'électorat hexagonal.

Aux yeux d'un observateur tout juste descendu d'une planète lointaine, cette assertion peut paraître farfelue: un pays dont la majorité des grandes municipalités, des départements, des régions, le Sénat, et bientôt l'Assemblée nationale et la Présidence de la République seraient dominés par des hommes et des femmes politiques de gauche doit évidemment, dans sa majorité, adhérer au programme et aux valeurs de ce camp politique.

La simple lecture des résultats du premier tour de l'élection présidentielle, sondage en vraie grandeur du cœur et des reins politiques de nos concitoyens, devrait nous inciter à la prudence. Même si l'on exclut le score de Marine Le Pen du total des voix de droite, on aboutit à une quasi équivalence du poids électoral du bloc des gauches avec celui des droites et du centre. Et cela, dans un contexte où les sortants, qu'ils soient de droite ou de gauche, font les frais, partout en Europe de la crise économique qui a frappé notre continent depuis 2008. Si l'on considère qu'une bonne partie des électeurs du Front National serait plutôt encline à adhérer à des valeurs généralement attribuées à la droite (défense de l'ordre, des traditions nationales, rejet du « progressisme » sociétal), l'image d'une France conquise par l'idéologie de gauche est passablement brouillée.

Lors de l'élection présidentielle de 1981, un homme issu de la droite, François Mitterrand, avait admirablement réussi à rassembler sur son nom un peuple de gauche qui n'avait pas encore fait son deuil des utopies collectivistes du siècle dernier. Nationalisations, grand service public de l'éducation nationale, économie planifiée etc. allaient ouvrir les portes d'un avenir radieux que deux décennies de pouvoir sans partage de la droite avaient verrouillé. On a vu ce qu'il en est advenu.

L'effondrement du communisme a définitivement éliminé du débat électoral dans les démocraties occidentales l'idée qu'une alternance politique pouvait aboutir à un changement radical de société.

Le mouvement de mai 1968 et ses conséquences ont privé la gauche de thèmes de luttes comme l'émancipation des femmes des lois scélérates qui leur étaient imposées, comme la prohibition de la contraception et de l'IVG. Ironie de l'histoire, ce sont des gouvernements de droite qui les ont abolies. Les combats dits « sociétaux » d'aujourd'hui, comme celui en faveur du mariage gay, ne sont que des simulacres répétitifs de ces grandes luttes du siècle dernier, se déroulant sur un fond d'indifférence du plus grand nombre. L'introduction de l'idéologie américaine du « care » par Martine Aubry dans le corpus théorique du PS a fait, heureusement, long feu. La famille est devenue le havre où l'on se réfugie lorsque la vie devient trop dure, que l'on soit jeune sans emploi ou vieux tombé dans la dépendance. On n'attend plus de la gauche qu'elle vous mène par la main sur le chemin de la vie. Et c'est tant mieux, car on a vu où pouvait mener une sollicitude de tous les instants du pouvoir vis-à-vis des individus. De plus, la majorité des Français ont l'outrecuidance de penser que leur mode de vie, leur patrimoine culturel, leurs paysages et leurs traditions culinaires doivent être préservés, ce qui met en fureur les thuriféraires du métissage généralisé et du multiculturalisme illimité. Est-ce cela être de droite ? S'il en est ainsi, la droite, en France, a un bel avenir.

Face à cela, des notables sociaux-démocrates à travers le pays ont su habilement se constituer un électorat fidèle, le plus souvent du fait leur proximité avec leurs mandants, et parfois en pratiquant un clientélisme débridé.

La gauche française, on l'a vu lors du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen peut sans dommages irrémédiables se diviser sur un sujet majeur pour l'avenir de la nation. Personne ne lui en tient rigueur, car il y a belle lurette qu'on a cessé d'attendre d'elle du prêt-à-penser sur tous les sujets. Elle a la chance, totalement imméritée, de ne pas voir sa composante stalinienne et trotskiste clouée au pilori dans les grands médias pour son lourd passé historique, alors que le Front National est toujours une machine à fabriquer des points Godwin.

Un homme de gauche, François Hollande, devrait, sauf énorme surprise, devenir le président de la République d'une France qui ne l'est pas. Cet européiste convaincu va devoir conduire dans les turbulences de l'UE une nation de plus en plus sceptique sur les vertus du projet européen. Ce sera pour lui une belle victoire personnelle, qu'il aurait tort de confondre avec un triomphe de la gauche.

Luc Rosenzweig

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