"Ils sont venus pour tuer": à Crépol, le récit d'une nuit de fête subitement tombée dans l'horreur
Une commune marquée par le sang. Samedi 18 novembre, le petit village de Crépol dans la Drôme a accueilli quelque 350 personnes venues danser et s'amuser dans une modeste salle des fêtes.
Peu avant 2 heures du matin, "alors que la soirée s'achevait", l'insouciance a laissé place à l'effroi. Un groupe d'agresseur armé de couteaux s'en est pris aux participants. Thomas, 16 ans, y a perdu la vie.
Le drame a débuté alors que la musique avait déjà cessé de donner le rythme dans le local. Les fêtards évacuaient la salle pour prendre l'air ou rentrer chez eux. Une sortie étrangement bloquée, comme le raconte une témoin de la scène:
"Au moment de la sortie, nous avons vu d'autres (jeunes participants, NDLR) rentrer, vraiment en force, comme s'ils poussaient" pour retourner à l'intérieur de la salle.
Les personnes présentes à l'intérieur ne s'en doutaient pas, mais "une dizaine d'individus" avaient fait irruption quelques instants plus tôt. "Entre 15 et 20 personnes ont encerclé la salle des fêtes", explique au Dauphiné Libéré un ami de Thomas présent ce soir-là. Le groupe s'en est d'abord pris à un vigile posté à l'entrée.
"Rixe générale"
Confronté à plusieurs agresseurs, l'agent de sécurité s'est trouvé en difficulté. Comme l'a plus tard décrit le parquet, celui-ci a rapidement demandé l'aide de "participants inscrits" et d'autres vigiles déjà présents pour encadrer la soirée.
En un instant, la situation a dégénéré en "rixe générale", des mots de Laurent de Caigny, le procureur de Valence. Dans ce chaos, de nombreux jeunes ont été agressés à l'arme blanche. Parmi les victimes, Thomas, 16 ans. L'adolescent a succombé à ses blessures alors qu'il était transporté à l'hôpital de Lyon.
"Dehors, j'ai vu mon pote se faire tuer devant moi", raconte un ami de Thomas, qui explique avoir lui-même "pris un couteau dans l'épaule".
Au total, les secours ont pris en charge plus de 20 victimes de cette soirée cauchemardesque. Dix-sept d'entre elles souffrent de contusions consécutives à des coups, ou des éraflures plus ou moins sévères.
Deux jeunes hommes âgés de 28 ans et 23 ans ont été hospitalisés en "urgence absolue". L'un d'eux est sorti de l'hôpital jeudi 23 novembre. La victime de 28 ans a pris la parole anonymement auprès de RTL:
"Deux, trois personnes sont arrivées sur moi et c'est là que je me suis fait planter dans le dos. Ça m'a légèrement touché le poumon, ça m'a cassé une côte". Face à l'hémorragie qui semblait s'accélérer, il a cru voir sa fin arriver. "Je m'estime heureux d'être encore-là".
"Ils avaient l'intention de tuer"
Les auteurs de ces "crimes de sang" ont fui les lieux avant l'arrivée des secours. Ils ont laissé derrière eux une scène digne d'une "guerre". "Il y avait du sang partout", raconte au Parisien Emmanuelle, une mère venue chercher son adolescent et organisatrice.
"Je vois un blessé sur une chaise à qui on fait un massage cardiaque (…) Je vais ensuite dans la cuisine et cette fois, c’est Thomas qui est par terre et qu’on essaie de sauver (…) Je n’arrêtais pas d’appeler les pompiers parce que plus le temps passait, plus on découvrait de nouveaux blessés", se remémore la mère de famille, frappée par l'émotion.
Une participante raconte avoir vu la petite salle communale transformée en "abattoir". "Tous ceux qui rentraient blessés, on les couchait par terre, comme à la guerre, et on les soignait". Les traces de cette barbarie sont encore visibles plusieurs dizaines d'heures après.
À l’intérieur de la salle, la panique et le chaos ont envahi les participants. "Ça criait dans tous les sens. On voyait les gens rentrer avec les t-shirts pleins de sang", raconte au Dauphiné une victime. "Certains voulaient aller se battre, d'autres nous disaient de rester à l'intérieur. Ça a créé des conflits", ajoute une autre. Dans l'instant, certains croyaient vivre un attentat.
Pour l'une de ces témoins, tout porte à croire qu'il s'agit d'un acte volontaire et calculé:
"Ce n'est pas une rixe, ils sont venus pour tuer. Ils avaient l’intention de tuer (...) Ils avaient des couteaux d'au moins 20 à 25cm de long. On ne vient pas en soirée avec des couteaux, accuse la participante. S'il n'y avait pas eu ces vigiles, peut-être qu'on ne serait plus là pour raconter quoi que ce soit".
À ce stade, l'hypothèse d'un simple dérapage semble peu plausible. "Un élément recueilli permet d'envisager que cette expédition n'est pas simplement justifiée par la volonté 'd'aller au bal' à Crépol", assurait dimanche une source judiciaire à BFMTV.
Certains voisins immédiats de la salle des fêtes ont été réveillés par l'agitation. "Tout s'est passé très vite (...) Au début, j'ai cru que c'était une attaque terroriste", raconte une voisine à la presse locale.
"Ça dure environ 10 minutes, j'entends des cris, j'entends parler de coups de couteau, et des pleurs ensuite", témoigne un autre voisin alerté par le bruit.
"Ça nous brise le coeur"
Dimanche matin, Crépol s'est réveillé sous le choc, traumatisé par une histoire qui rompt avec la quiétude ordinaire. "Pour tous les jeunes présents, ce qui devait être un moment de fête a finalement été le mouroir de leur insouciance juvénile", regrette la députée Emmanuelle Anthoune, élue dans cette circonscription.
Une vie a été prise, des centaines sont marquées à vies. Les camarades de classe de Thomas, qu'ils aient été présent sur place ou non, se disent sous le choc. "C'est émouvant, touchant, ça nous brise un peu le cœur", expliquaient à BFMTV Mégane et Manon, deux adolescentes qui connaissaient le jeune garçon.
"Il était en même temps le gars qui réconciliait tout le monde quand il y avait un petit conflit dans le groupe. C'était celui qui faisait rire tout le monde", décrit Matteo, un ami et camarade de classe de Thomas.
Pour la mère de Thomas, la douleur de cette perte est terrible. Dans un entretien à Paris Match, elle a décrit son fils comme "un jeune homme plein de vie, très aimé de ses amis, quelqu'un sans problème, très sage". Un adolescent loin d'être bagarreur. Le frère de Thomas, âgé de 23 ans, était aussi présent ce soir-là. Il est traumatisé.
L'émotion est également très vive au club de rugby où jouait la victime. Un hommage lui a été rendu dimanche par l'organisation qui a dénoncé "la barbarie et la tragédie" de cette situation.
"Ça ne le fera pas revenir"
À Crépol, la stupeur a laissé place au deuil. Rapidement, il a été question d'une marche blanche en l'honneur de Thomas. Mercredi 22 novembre, trois jours après les faits, 6.000 personnes se sont rassemblées à Romans-sur-Isère pour un dernier hommage.
Des camarades de classe, compagnons de mêlées ou anonymes compatissants ont traversé la ville entre le lycée du jeune homme et le stade de rugby où joue son club. Une marche silencieuse. Plutôt que des paroles, les sentiments étaient couchés sur de grandes banderoles.
"Thomas, à jamais dans nos coeurs. On t'aime". "On ne t'oublie pas". Une pensée pour Thomas, pour sa famille".
Des messages de chagrin et de soutien portés dans les rues par des manifestants visiblement marqués ou en deuil.
En fin de parcours, un lâcher de ballons et de longs applaudissements ont rompu le silence pesant de la marche. Ce jour-là, les parents et les frères du jeune homme ne se sont pas exprimés. "Ils sont très attristés", confiait un couple d'ami à notre caméra.
Audrey, une connaissance des parents de Thomas a reconnu qu'une telle marche a pu servir à faire "passer un message fort" de soutien aux proches. "Ça ne le fera pas revenir", s'est-elle émue. "Ça aurait pu être mes enfants, ils ont à peu près le même âge".
Récupération politique
Cette marche silencieuse aurait pu être l'occasion pour des hommes ou des femmes politiques de s'exprimer. Pourtant, dans le cortège, les écharpes tricolores étaient absentes. La volonté d'une marche "apolitique" a été respectée.
Une discrétion qui tranche avec les volontés de récupération dès dimanche. L'extrême droite a vu dans le drame de Crépol une "guerre ethnique", des mots de Marion Maréchal, tête de liste Reconquête en vue des européennes.
"À chaque fois qu’on a un événement comme celui-là, l’extrême droite se jette sur le sang des victimes comme la vérole sur le bas clergé et je trouve ça profondément répugnant”, a rétorqué le sénateur communiste Ian Brossat.
Mardi à l'Assemblée puis mercredi au Sénat, les membres du gouvernement ont été tenus de rendre des comptes. En premier lieu, Gérald Darmanin, le ministre de l'Intérieur:
"Permettez-moi, au nom du gouvernement, d'adresser mes condoléances à la famille mais aussi aux blessés. Évidemment, ce qu'il s'est passé est absolument ignoble, inacceptable. (...) Je peux vous annoncer qu'il y a quelques minutes, 7 interpellations ont été faites par la gendarmerie nationale au niveau de Toulouse".
Au total, 9 personnes ont été appréhendées par les forces de l'ordre et placées en garde à vue. Parmi elles, les gendarmes ont identifié l'auteur accusé d'avoir porté le coup fatal. Selon le parquet de Valence, l'auteur est un jeune Français de 20 ans, déjà condamné deux fois par le passé, dont une fois pour port d'arme blanche.
Enquête, justice, recueillement
L'auteur potentiel était connu de la justice. L'institution est déjà attaquée pour son laxisme avant même que les chefs d'accusation ne soient officiellement adressés. Pourtant, Éric Dupond-Moretti, le deuxième ministre à entrer dans l'arène, cette fois face au Sénat, a déjà assuré la fermeté de son administration.
"Je veux vous dire que le ministère de la Justice, c'est celui des victimes. Les auteurs seront châtiés par une cour d'Assises composée de Français comme vous et moi", a répondu Éric Dupont-Moretti à la sénatrice de l'Ardèche Anne Ventalon.
La cheffe du gouvernement Élisabeth Borne s'est-elle aussi impliquée. "Les auteurs et leurs complices devront répondre de leurs actes. Aujourd'hui, l'heure est à l'enquête et au recueillement. (...) Je suis convaincue que ce moment appelle à la retenue à la décence".
Drame singulier ou problématique de société? La Première ministre a accusé une partie de la classe politique de récupérer la mort de Thomas "pour jouer sur les peurs". En même temps, elle a concédé que "ce drame soulève des questions plus large".
Le travail des forces de l'ordre se poursuit. Celui de la justice se prépare. Pour la famille de Thomas, l'heure est au deuil. Son enterrement a lieu ce vendredi 24 novembre à 10h.