Les vétérinaires peuvent-ils aider à détecter les violences intrafamiliales?

Des histoires qui glacent le sang, la vétérinaire Anne-Claire Gagnon en a des dizaines. Comme celle de ce chien, recouvert d'ecchymoses, qu'elle soupçonne d'être maltraité par son maître. "Papa, il frappe soit le chien, soit maman", lâche le petit garçon du couple en plein milieu de la consultation.

Ou celle de ce chien, qui mord régulièrement son propriétaire, père de famille. "C'est toujours quand il pose la main sur la porte de la chambre de la petite”, raconte sa femme lors du rendez-vous.

Si aucune étude officielle n'existe en France sur la corrélation entre maltraitance animale et violences intrafamiliales, policiers, gendarmes, juges et professionnels du monde animal assurent l'observer sur le terrain.

D'autres pays se penchent déjà depuis plusieurs années sur le sujet. "Ça fait 25 ans que le Canada, l'Angleterre, les Etats-Unis, ou les Pays-Bas sont très sensibilisés sur cette question du lien entre les maltraitances et du fait qu'il y ait une seule violence", explique à BFMTV.com la vétérinaire Anne-Claire Gagnon.

Des violences concomitantes

Présidente de l'Association contre la maltraitance animale et humaine (AMAH), elle entend former ses confrères et consœurs à détecter les violences intrafamiliales. Dans certains cas, la violence contre les animaux peut même être considérée comme "un des symptômes de la violence conjugale ou de la maltraitance des enfants", plaide-t-elle.

"Quand un animal est maltraité, un enfant est en danger", met-elle en garde.

Anne-Claire Gagnon appelle ainsi l'ensemble des acteurs concernés, en cas de suspicion de maltraitance animale, à dépister des violences intrafamiliales: "Le repérage de la violence contre les animaux doit aller de pair avec le repérage de la violence intrafamiliale, la violence conjugale ou la maltraitance, notamment contre les enfants."

"Si on dénonce de la maltraitance animale, ça doit systématiquement donner lieu à un état des lieux sur toutes les formes de violences qui pourrait être commises dans un foyer", appuie le juge Clément Bergère-Mestrinaro, président du tribunal judiciaire de Sens.

"Un voisin qui voit quelqu’un taper un chien, il n’appelle pas forcément la police. Pourtant, ça peut être un signe révélateur de ce qui se passe à l’intérieur d’un foyer, de violences moins visibles", prévient Clément Bergère-Mestrinaro.

L'importance de la prévention

Dans certains foyers, la violence est parfois considérée comme "un moyen éducatif", autant pour les animaux que les enfants, analyse Anne-Claire Gagnon. "Quand on punit le chien, on lui met une claque, et quand on punit l'enfant, on lui met aussi une claque."

Les enfants, eux, "reproduisent ce qu'ils voient ou ce qu'ils subissent": "Quand un enfant frappe l'animal du foyer, ça peut être révélateur de violences ou d'abus sexuel à la maison", ajoute-t-elle.

S'il s'agit d'un travail de détection, le juge insiste aussi sur l'importance de l'intérêt préventif. "Quelqu'un qui frappe son chien, il pourrait très bien franchir le cap et s'en prendre à son conjoint ou sa conjointe et à ses enfants dans un second temps. Il y a aussi un travail de prévention", analyse Clément Bergère-Mestrinaro.

Quand la violence est déjà installée dans un foyer, l'animal peut aussi servir de moyen de chantage ou de représailles. "Il subit parfois lui-même la violence, pour punir l'un des conjoints", explique Clément Bergère-Mestrinaro.

Observer les comportements

Le magistrat cite le cas d'un couple en pleine séparation, où l'un des deux avait tué les animaux de l'autre pour se "venger". C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles les victimes, des femmes en majeure partie, diffèrent ou renoncent à leur départ du domicile en cas de violences intrafamiliales, selon Anne-Claire Gagnon.

"L'animal est le confident, parfois le seul ami, celui qui les soutient de façon inconditionnelle. Mais certains lieux, comme les centres d'hébergement, n'acceptent pas toujours les animaux. Elles n'imaginent pas le laisser et risquer de le faire mourir", détaille-t-elle.

Pour Anne-Claire Gagnon, le repérage commence par l'observation des comportements des propriétaires en consultation, lorsqu'il y a une suspicion de maltraitance animale. "Des maîtres qui se désintéressent complètement des lésions, qui les minimisent ou à l'inverse qui s’y intéressent trop, ça doit interroger", explique-t-elle. "C'est la même chose s'il y a des incohérences entre le récit et les traumatismes de l'animal."

Dans d'autres cas, ce sont les membres du foyer eux-mêmes qui peuvent "mettre la puce à l'oreille" en consultation, ajoute-t-elle.

"Ça peut arriver que ce soit l'enfant qui révèle quelque chose sans le savoir ou qu'une femme se confie si le mari n'est pas là", poursuit-elle.

Et il ne s'agit pas uniquement de coups, insiste Anne-Claire Gagnon. Les violences conjugales comprennent aussi les violences psychologiques, dont l'emprise, poursuit la spécialiste, évoquant l'histoire d'une grand-mère venue faire piquer un animal: "Elle a expliqué qu’elle ne pouvait pas payer les soins de son chien, car son mari gardait son chéquier et ne voulait pas lui rendre."

"Réfléchir en termes de violences intrafoyer"

À l'image des protocoles mis en place pour certaines professions médicales, Anne-Claire Gagnon milite donc pour que les vétérinaires soient, eux aussi, massivement formés au repérage et à l’accueil de la parole des femmes et des enfants. "Quand un animal arrive avec des brûlures ou des traumatismes, il faut questionner systématiquement: 'comment ça se passe à la maison?'", explique la vétérinaire.

D'autant que depuis 2021, la loi visant à lutter "contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes" autorise les vétérinaires à lever le secret professionnel en cas de soupçons de violences, afin de faire un signalement au procureur.

"La justice a fait des progrès sur les violences conjugales et les violences intrafamiliales. Maintenant, il faut réfléchir en termes de violences intrafoyer, y compris celles qui ne sont pas exclusivement dirigées contre les membres de la famille, et en l'occurrence, qui peuvent l’être contre les animaux", complète Clément Bergère-Mestrinaro.

Car former les vétérinaires aux violences intrafamiliales, c'est avoir "un maillon de plus dans la chaîne de protection autour de la famille", estime Anne-Claire Gagnon.

Le but, c’est d’avoir un maximum d’informations", ajoute le juge. "Après, c'est à la police et à la justice de creuser et de trier. Mais plus on a d’infos, moins on risque de passer à côté de violences quelles qu’elles soient."

Un parlementaire mobilisé

C'est également ce que souhaite le sénateur Arnaud Bazin, vétérinaire de formation. Très impliqué sur la question, le parlementaire veut élargir les conditions de déclenchement des ordonnances de protection des victimes de violences intrafamiliales en incluant les violences sur les animaux de compagnie comme un indicateur supplémentaire révélateur d'un contexte de violence au sein du foyer.

Il souhaite permettre au juge aux affaires familiales de décider de la garde de l'animal, afin que les victimes ne se sentent pas contraintes de rester en raison de menaces ou de violences pouvant s'exercer à son encontre.

"Notre droit français comporte une faille et n'autorise pas la mise en place de mesures préventives et curatives adaptées aux victimes humaines et animales. Les violences sur les animaux sont pourtant porteuses d'informations et prédictives d'une violence plus globale", explique Arnaud Bazin.

Il a déjà déposé deux amendements en ce sens, jusqu'ici rejetés, mais n'entend pas baisser les bras. "Ce sujet est entré dans le radar des acteurs. Désormais, il faut qu'il rentre dans la loi", plaide Arnaud Bazin.

Article original publié sur BFMTV.com