"Tonton, laisse pas béton": Mitterrand ou le rouleau compresseur de 1988

Jacques Chirac et François Mitterrand quelques minutes avant leur duel mythique du 28 avril 1988  - Georges Bendrihem
Jacques Chirac et François Mitterrand quelques minutes avant leur duel mythique du 28 avril 1988 - Georges Bendrihem

“Préparez-moi quelque chose de réversible.” La consigne a de quoi surprendre. Elle émane d’un François Mitterrand qui, durant l’été 1987, n’est pas encore certain de vouloir renouveler son bail à l’Elysée. Passé la barre des 70 ans, dont 6 avec un cancer de la prostate en sommeil fictif, le Sphinx consulte sa garde rapprochée. L’élection présidentielle de 1988 approche et s’annonce inédite: si le locataire de l’Elysée décide de rempiler, il affrontera à coup sûr son Premier ministre, Jacques Chirac. Le duel promet son pesant d’encre à imprimerie.

Jusqu’alors sous la Ve République, jamais président sortant n’a réussi à se faire élire deux fois de suite au suffrage universel. La perspective d’un tel défi séduit François Mitterrand. Ne serait-ce que pour surpasser le général de Gaulle, dont la première victoire en 1958 s’est faite grâce à un collège de grands électeurs.

"On l’avait mis à l’aise", raconte à BFMTV.com l’un de ses anciens conseillers en communication, Gérard Colé, qui travaillait en tandem avec l’énigmatique Jacques Pilhan. "On lui a dit, 'de toute façon, si vous ne vous présentez pas, on vous fait une sortie par le haut, on vous fait entrer dans l’Histoire. Mais si vous vous représentez, vous serez réélu.' Tranquille."

La gauche sauvée, la droite étriquée

Pour réaliser cette prouesse, François Mitterrand dispose d’un atout à double tranchant: la cohabitation, ce curieux théâtre institutionnel qui a démarré le 16 mars 1986. Lors des élections législatives, une majorité politiquement opposée au président de la République a émergé des urnes. Promesse de campagne en 1981, l’instauration du mode de scrutin proportionnel à un tour a permis d’atténuer la défaite de la gauche.

L’assise de la coalition de la droite et du centre, dont Jacques Chirac est le chef de file, est étriquée. Avec 286 sièges sur 577 à l’Assemblée nationale, le RPR et l’UDF n’ont pas la majorité absolue. Le FN, en pleine ascension électorale, est parvenu à en gagner 35. Une première qui secoue son monde. Le PS, donné pour mort en raison de l’impopularité du président, a réussi à sauver les meubles en faisant élire 212 députés. Pas de quoi craindre un effacement définitif.

D’entrée de jeu, cette donne parlementaire a scellé les difficultés à venir du gouvernement. “Mitterrand fait la proportionnelle car il sait que si le PS est à 30-35% en 1986, il peut gagner en 1988”, se remémore Jean-Christophe Cambadélis, qui quitte à l’époque le trotskisme de ses années universitaires pour rejoindre les rangs socialistes.

“Face à lui, il a deux blocs de droite: l’un centriste et pro-européen (l’UDF), l’autre gaullo-bonapartiste (le RPR). Durant toute la cohabitation, l’objectif de Mitterrand aura été de jouer entre ces blocs pour les disloquer”, poursuit l’ex-premier secrétaire du parti à la rose.

Adversaire choisi

François Mitterrand a eu le luxe de pouvoir se choisir son adversaire. Privé de l’ensemble de ses leviers constitutionnels - hormis les affaires étrangères et la défense, ses domaines réservés -, le président a gardé la main sur la désignation de son Premier ministre issu de l’opposition. Plutôt que la solution de facilité, consistant à faire revenir son vieil ami Jacques Chaban-Delmas à Matignon ou à piocher Simone Veil, le Vieux a décidé d'en prendre le contre-pied.

“Le plus dur d’entre tous, c’est Chirac. C’est donc le plus dur qu’il faut prendre. Pour lui casser les reins en l’usant au pouvoir”, tranche-t-il en privé, comme le relatent Pierre Favier et Michel Martin-Roland dans leur monumentale Décennie Mitterrand (tome 2, Points Seuil).

À cette époque, le patron du RPR est au pinacle de sa puissance politique. Maire de Paris, entouré de Charles Pasqua, Édouard Balladur, Philippe Séguin et Alain Juppé, pour ne citer que quelques poids lourds, Jacques Chirac a fait de son parti une machine de guerre. Un bolide entièrement dévoué au destin présidentiel de son pilote, qui croit effleurer le graal du bout des doigts. Après Matignon, l’Elysée: tel est le programme prévu pour mai 1988.

Portée par la vague néolibérale anglo-saxonne, la droite française a fait sa mue idéologique. Ses accents travaillistes et eurosceptiques des années 70 sont derrière elle. Place à l’éloge des privatisations, de la baisse des impôts et de la liberté d’entreprendre.

Il s'agit là d'autant de munitions offertes à un François Mitterrand en grand besoin de redorer ses armoiries de gauche. Aveuglé par la victoire, Jacques Chirac ne le perçoit pas. Les années fric sont là et la réussite individuelle est désormais sacralisée, croit-il. Le “bulldozer”, comme le surnommait Georges Pompidou, a deux ans pour se bricoler un bilan potable.

La balle des ordonnances

À l’Elysée, tout a été planifié en amont. “On a passé notre temps à creuser des trous sur la route de Chirac”, s’amuse Gérard Colé. Un moment décisif s’est joué dès le 14 juillet 1986, lors de la traditionnelle interview télévisée du chef de l’État. Après quatre mois de silence médiatique, François Mitterrand a dégainé son six-coups. Sa cible: la privatisation des grands groupes nationalisés en 1982, que le Premier ministre souhaite réaliser par ordonnance afin d’aller vite.

Problème, les ordonnances nécessitent le contreseing du président de la République. Aval de pure forme diront certains juristes, mais dont François Mitterrand compte bien se prévaloir. D’autant plus qu’il a prévenu Jacques Chirac en amont: il ne donnera feu vert à aucun texte qui entraînerait à ses yeux une régression sociale. Et c’est alors que, avec l’aide tacite du présentateur Yves Mourousi qui lui sert l’arme sur un plateau, le maître de l’Elysée ouvre le feu.

“C’est pour moi un cas de conscience, et la conscience que j’ai de l’intérêt national passe avant toute autre considération”, prononce-t-il, hiératique. Va-t-il signer? “Dans l’état présent des choses, certainement pas.”

Stupéfaction générale. Le président peut-il se permettre une telle entrave dans l’action de la majorité? Qu’importe, il l’a commise. La droite est en panique. Faut-il rompre avec François Mitterrand? Battre en retraite? Le maire de Paris est tiraillé entre les injonctions contradictoires de son entourage. Pasqua le grognard lui conseille d’aller à l’affrontement, Balladur de se contenter d’un projet de loi classique. C’est cette seconde option que Jacques Chirac choisit.

“Au cas où les Français ne l’auraient pas vu se prendre un pain dans la gueule, Chirac mobilise toutes les chaînes de télé et vient dire, en gros, ‘je viens de m’en prendre une’, comme on dit dans les bistrots", se souvient Gérard Colé, goguenard devant une telle erreur de communication.

Père protecteur

Dès lors, le patron du RPR aura toujours un train de retard sur le président. Dieu, comme l’ont fait surnommer ses communicants, se contentera de rester perché sur son Olympe, tout en choisissant soigneusement ses sorties publiques afin qu’elles recèlent le maximum d’effet. Il a la main sur le ministère de la parole et, fort de sa virtuosité littéraire, en fait des merveilles. Il est à la fois président et principal opposant à Jacques Chirac.

Là est tout le sel du rebond de François Mitterrand, qui pour autant ne laisse poindre aucun indice sur ses intentions. À tel point qu’il laisse Michel Rocard, son éternel rival au sein du PS, partir en éclaireur en faisant miroiter une éventuelle candidature de substitution. “On espérait tous que Mitterrand y aille”, se rappelle François Patriat, socialiste défroqué devenu hussard macroniste sur le tard.

“Il a su créer le désir et s’est posé en père protecteur. La protection, les Français l’attendent toujours dans les campagnes présidentielles. Mais à l’époque c’était contre l’État-RPR, le libéralisme et la casse des acquis de la Résistance. Aujourd’hui, c’est une protection de la France dans l’Europe et la mondialisation”, distingue le sénateur de Côte-d’Or.

De leur côté, Jacques Chirac et ses ministres subissent l’usure du pouvoir. Manifestations étudiantes, mort de Malik Oussekine, grèves dans les transports… Les nids de poule s’enchaînent. Par ailleurs, le gouvernement est bousculé par la popularité de Raymond Barre, qui monte sa candidature pour 1988. Un cauchemar pour les chiraquiens, qui peinent déjà à discipliner leurs alliés de l’UDF, et une source d’inquiétude pour Mitterrand, qui veut élargir sa base vers le centre. Pour ce faire, il doit s’extirper du carcan qu’est son propre parti.

“C’est ce qui donne le ralliement de types aussi peu socialistes que Jean-Pierre Soisson, qui sont venus à la soupe”, fait observer Gérard Colé. “Mitterrand avait pris la claque de 86, quand même! La gauche avec un grand G, ça marche jusqu’au moment où on s’aperçoit que ça ne marche plus du tout”.

"Pour nous, c’est lui"

Pour opérer ce virage vers une gauche morale et branchée, aux contours idéologiques flous, Mitterrand bénéficie du soutien de SOS Racisme et de la communauté artistique. Autre époque. Par le truchement des “spin doctors” de l’Elysée, une campagne de supplication est organisée par voie de presse. “Pour nous, c’est lui”, “Mitterrand ou jamais”, “Tonton, laisse pas béton”... Les vedettes rivalisent de slogans pour exprimer leur crainte que Dieu ne s’en aille vers d’autres cieux.

Sans même que le chef de l’État n’ait besoin de descendre dans l’arène, il écrase ses concurrents de sa toute-puissance médiatique, quasi mythique. L’affiche “Génération Mitterrand”, concoctée par l’agence de Jacques Séguéla, commence à fleurir sur les panneaux publicitaires. On y voit, dans les lettres creuses, l’image d’un bébé tendant le bras vers une main adulte bienveillante, référence au tableau de Michel-Ange représentant la création du monde. Rien que ça. Est-ce une déclaration de candidature? Un passage de témoin? Le mystère creuse l’appétit.

Essoré, Jacques Chirac fait sa déclaration de candidature le 16 janvier 1988 depuis son bureau de Matignon. Aucune surprise. Raymond Barre rate la sienne, un opérateur technique passant derrière lui en pleine allocution. Manque criant de professionnalisme. François Mitterrand joue avec les nerfs des Français jusqu’au 22 mars, à peine un mois avant le premier tour.

"Êtes-vous à nouveau candidat à la présidence de la République?", lui demande le présentateur d’Antenne 2, Henri Sannier. “Oui”, lâche le président du bout des lèvres avant de canarder sèchement la droite, coupable selon lui d’autoritarisme et contre laquelle il dit vouloir “faire front”.

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Les éditorialistes de la presse nationale lui tombent dessus le lendemain, lui reprochant d'hystériser inutilement le débat. Ils sont à côté de la plaque, jugent les communicants de François Mitterrand, qui voient bien que le Vieux trône au sommet des enquêtes d'opinion, aussi bien les quantitatives que les qualitatives.

Meetings monumentaux

Quatre meetings sont organisés pour le candidat avant le premier tour, pas davantage. “On les a voulus monumentaux. À chaque fois il y avait 30.000 personnes, c’était énorme. C’est le patron qui se déplace et il est chez lui”, résume Gérard Colé.

S'ajoute à cela le clip de campagne, dont la mégalomanie serait impensable aujourd’hui. Un condensé de l'Histoire depuis la Révolution française en 800 images, qui défilent à un débit de mitraillette avant de s'achever sur un portrait en médaillon de François Mitterrand, adossé à son slogan de campagne: "La France unie". Tout cela donne une idée du rouleau compresseur.

“Je me souviens du meeting du Bourget, c’était le dernier de sa carrière. Il y avait une émotion extraordinaire, j’avais les larmes aux yeux”, raconte François Patriat. “Son discours c’était, ‘j’incarne la raison, la modération, la France unie’... Et ça a marché.”

Tellement bien marché que le match paraît plié dès le premier tour de la présidentielle, auquel Mitterrand recueille 34,1% des suffrages. Chirac est loin derrière avec moins de 20%, Barre est à 16,5%. Sans les 14,4% de Jean-Marie Le Pen, le maire de Paris est cuit. Il se refuse toutefois à passer le moindre accord avec le FN. Le rendez-vous Chirac-Le Pen organisé par l'entremise de Charles Pasqua ne débouche sur rien.

Chirac K.O.

Au vu d’un tel déséquilibre, le débat d’entre-deux tours devient une formalité. Pourtant le chef de l’État va choisir d’y tuer son Premier ministre. En amont, l’espiègle Serge Moati, qui s’occupe de l’orchestration visuelle du débat pour le compte de François Mitterrand, fait en sorte que la distance séparant les deux candidats soit la même que lors de leurs rencontres hebdomadaires à l’Elysée avant le Conseil des ministres. Une manière de conserver l’ascendant psychologique que le socialiste a exercé sur son rival pendant deux ans.

Pendant plus de deux heures, François Mitterrand multiplie les coups de griffe, quitte à verser dans le mépris. Jacques Chirac, dont la jambe ballotte au point parfois de faire vibrer la table, se défend tant bien que mal. Il en sort lessivé. Le 8 mai, le résultat est sans appel. François Mitterrand est réélu avec plus de 54% des suffrages. Il entre dans l’Histoire, même si son second septennat s’achèvera dans un long crépuscule.

“La victoire de 88, on s’y attendait”, glisse François Patriat. “C’était non seulement un soulagement, mais il y avait aussi un côté, ‘on ne s’est pas gouré’. C’est Libé qui a le mieux résumé le truc le lendemain avec son titre: ‘Bravo l’artiste’.”

Article original publié sur BFMTV.com