"Une stratégie dont il est difficile de s'extraire": la dépendance des stations de ski à la neige artificielle
Val Thorens, les Deux-Alpes, Val d'Isère... L'hiver dernier, de nombreuses stations de ski, notamment certaines de haute altitude, ont été contraintes de repousser la date d'ouverture des pistes, faute de neige. À Megève, c'est le manque d'eau, empêchant de produire de la neige de culture, qui a entraîné l'annulation d'épreuves de Coupe du monde de skicross. En 2022, les Jeux olympiques d'hiver de Pékin étaient eux assurés à 100% grâce à la production de neige.
À la Clusaz, une nouvelle retenue d'eau doit être implantée pour alimenter les canons à neige de la station. Le but: allonger la durée d'exploitation de son domaine skiable chaque année et renforcer sa rentabilité, mais ce projet suscite de vives critiques et contestations.
Un temps considérée comme un moyen de combler quelques accrocs dans le tapis blanc, la production de neige est devenue indispensable aux gestionnaires des domaines skiables. Mais elle concentre les tensions. Au-delà de l'impact environnemental, c'est le modèle de développement des stations de ski, qui est dénoncé alors que le changement climatique limite de plus en plus la pratique.
Baisse de l'enneigement, hausse de la dépendance à la neige artificielle
Selon une étude, près d'un mois d'enneigement a été perdu dans l'ensemble des Alpes en basse et moyenne altitude depuis un demi-siècle. "D'après nos projections climatiques à 2050, on aura entre 10 et 40% de perte sur les stations, et jusqu'à 90% à la fin du siècle", détaille à BFMTV.com Carlo Carmagnola, chercheur associé au centre d'études de la neige à Météo-France et ingénieur de recherche à Dianeige.
"Aujourd'hui, de nombreuses stations reposent sur la neige de culture pour garantir leur économie", explique-t-il.
"En 25 ans, la neige de culture a réduit l'exposition des domaines skiables à l'aléa climatique d'un facteur 3", se félicite de leur côté les Domaines skiables de France (DSF), ce qui signifie que la probabilité de journées sans ski a nettement diminué.
"En 1989-1990 – premier grand hiver sans neige – la fréquentation des domaines skiables français avait chuté de 30% par rapport à l’hiver précédent. En 2006-2007, avec des conditions similaires, cette baisse de fréquentation n'avait été que de 15% et ce en grande partie grâce à la neige de culture", rappelle Laurent Reynaud, délégué général de DSF.
En limitant sa météo-dépendance, l'industrie des sports d'hiver a parallèlement accru sa dépendance à la production de neige. "La production de neige a profondément modifié la façon de gérer les domaines skiables", explique le géographe Lucas Berard-Chenu, chercheur à l'université Grenobles-Alpes et à l'Inrae.
Toutefois, la neige de culture n'est pas une solution miracle. Aujourd’hui, les effets du changement climatique réduisent l'enneigement naturel mais également les opportunités pour produire de la neige: elle ne libère pas les exploitants de certaines contraintes telles que le besoin de températures négatives et la nécessité de disposer de ressources en eau.
Consommation d'eau et conflits d'usages
Pour produire de la neige, il faut de l'eau. Pour un hectare de piste, "il faut environ 4000 mètres cube d'eau", explique Carlo Carmagnola. Au niveau des Alpes françaises, ce sont entre 20 et 25 millions de mètres cube par an qui sont consommés pour la neige artificielle, soit, selon France nature environnement, la consommation en eau d'une ville comme Grenoble.
"À titre de comparaison le remplissage des 3,2 millions de piscines privées en France nécessite 160 millions de mètres cube d’eau, c’est 6,5 fois plus que pour la production de neige de culture", se défend DSF.
Selon cette organisation, 65% des prélèvements d'eau transitent par les retenues d'altitude qui se remplissent par ruissellement et par des apports extérieurs et 40% combinent le trop-plein d’eau potable, les rivières ou les barrages hydroélectriques.
Toutefois, "la problématique de l’eau peut être présente localement dans des vallées", explique Carlo Carmagnola.
Les DSF précisent "qu'il ne s'agit pas d’une consommation, mais d’un prélèvement" puisque "l’eau est restituée au milieu naturel", lors de la fonte au printemps. Une vision dénoncée par les associations écologistes, qui pointent une modification du cycle de l'eau et des pertes par évaporation à hauteur de 40%.
"Les retenues collinaires ont un impact sur la biodiversité, les paysages, la dérivation des cours d’eau et très souvent la suppression de zones humides", déplore France nature environnement, soulignant aussi le damage quasi-systématique des sols, un réchauffement des sols avec l'effet isolant de la neige artificielle, une imperméabilisation et l'artificialisation des sols, tout cela ayant un impact sur la biodiversité.
"Bientôt, il faudra faire des choix entre utiliser de l’eau pour une activité touristique ou pour la population. Arrêtons dès maintenant de creuser des trous pour mettre de l'eau qui ne va plus exister", lance l'association.
En outre, si une eau est prélevée impropre, "elle ne verra pas sa qualité améliorée lors de sa transformation en neige artificielle". En aval, tout cela modifie donc le calendrier de disponibilité de l’eau, et peut créer des conflits d’usage.
Économies d'énergie
Produire de la neige consomme également de l'électricité. Les DSF précisent que la consommation électrique annuelle pour la neige de culture en France est de 112,14 millions de kWh, l’équivalent de la consommation annuelle de 23.509 foyers français.
"Cette consommation ne va pas dans le sens des obligations de réductions liées à la transition écologique", déplore de son côté France nature environnement.
Néanmoins, cette consommation, "c’est moins que les remontées mécaniques", détaille Carlo Carmagnola, expliquant que l'an dernier, pour faire des économies d'énergie, les domaines ont notamment misé sur une baisse de vitesse des remontées.
"Des investissements dont il est difficile de s'extraire"
Au-delà de la consommation en énergie et en eau, la production de neige peut s'apparenter à une maladaptation climatique car elle freine les processus d'adaptation et de diversification des stations, par exemple dans des activités "quatre saisons". En somme, ce n'est pas tant la neige artificielle qui est dénoncée, mais la vision de la montagne qui se cache derrière.
"Le réchauffement climatique s’emballe, la neige disparaît, la sécheresse progresse. Que pensez-vous qu’ils firent? Un plan d’adaptation, de conversion du tourisme, réfléchir un avenir autrement? Non. De la neige ARTIFICIELLE", dénonçait la députée Sandrine Rousseau au sujet de la retenue de La Clusaz.
Les écologistes pointent surtout du doigt des investissements dans une sorte de roue de secours, qui tend à être de moins en moins efficace. "Ce sont des choix économiques qui verrouillent dans une stratégie dont il est difficile de s’extraire", résume Lucas Berard-Chenu.
L'équipement des stations s'est développé dès la fin des années 1980. Aujourd'hui, la production de neige représente 20% de la capacité d’investissement des gestionnaires de domaines skiables, le second derrière les remontées mécaniques. "Ce sont des investissement très spécifiques qui ne peuvent servir qu'au ski, donc une industrie capitalistique lourde où il faut rentabiliser", continue le chercheur.
Et cette forme de fuite-en-avant est aussi entraînée par des programmes de soutien à l'investissement dans la production de neige. "En Auvergne-Rhône-Alpes, il y a des aides pour ne pas décrocher face aux stations italiennes ou autrichiennes", détaille Lucas Berard-Chenu.
Une lente diversification des activités de montagne
En outre, aujourd'hui, cette production n'intéresse plus uniquement les exploitants de domaines skiables, mais bien l'ensemble des acteurs de l'industrie des sports d'hiver: promoteurs immobiliers proposant des hébergements "skis aux pieds", tour-opérateurs sécurisant leurs ventes de forfaits, communes de montagne souhaitant un retour en ski au village...
"La production de neige est à l’origine uniquement pour les opérateurs de remontées mécaniques mais cela s'est standardisé et est devenu quelque chose d'attendu par les clients, donc il faut assurer la neige", résume Lucas Berard-Chenu.
Pour le spécialiste, aujourd'hui, les investissements dans la production de neige des grosses stations sécurisent une activité qui peut encore perdurer. Toutefois, dans les autres stations, ce sont des investissements lourds qui ne vont pas être durables et ne servir encore que quelques saisons. "À l'inverse, les investissements dans des activités de diversification ne sont pas encore rentables", souligne Lucas Berard-Chenu.
Dans le Doubs, la station de Métabief a acté la "fin du ski alpin" à l'horizon 2030-2035 et est ainsi devenu un territoire pilote pour la transformation du domaine face au changement climatique et l'absence de neige. À l'inverse, à Gresse-en-Vercors, petite station de l'Isère située à 1250 mètres d'altitude, les 400 habitants de la commune ont voté en 2021, à travers un référendum, pour l'achat de neuf nouveaux canons à neige.