Cannabis: le trafic de drogue a-t-il baissé dans les pays qui l'ont légalisé?

En quatre jours, deux personnes sont mortes sur fond de trafic de drogue, dans le quartier Pissevin à Nice, dont un enfant de dix ans, victime de balles perdues. Depuis plusieurs mois, Gérald Darmanin a fait de la lutte contre les stupéfiants l'une de ses priorités: renfort des effectifs, pilonnage des points de deal, amende forfaitaire délictuelle, saisies de drogue récurrentes. Mais malgré ces mesures, les drames se sont multipliés, relançant le sempiternel débat sur la légalisation du cannabis.

En Europe, c'est Malte qui a franchi le pas en premier, en 2021, en légalisant la culture et la consommation de cannabis à usage personnel et récréatif - le trafic restant cependant illégal. Un modèle imité depuis juillet dernier par le Luxembourg. Les deux pays pourraient bientôt être rejoints par l'Allemagne et le Danemark, qui ont soumis des projets de loi similaires. Mais ce modèle a-t-il réellement fait ses preuves pour baisser le trafic de drogue et les violences qui y sont liées ?

Un "impact non-négligeable"

En Uruguay, qui a été le premier pays du monde en 2013 à autoriser la consommation, la culture et la vente de cannabis récréatif, la population peut se fournir à domicile - six plants par personne maximum -, dans un "club cannabique" ou directement en pharmacie.

Résultat, en dix ans, "vingt millions de dollars" ont été retirés chaque année aux trafiquants de drogue, a estimé Julio Calzada Mazzei, l'ancien secrétaire général du Conseil national des drogues (JND) d'Uruguay. Selon une étude de l’Institut local de régulation et de contrôle du cannabis (IRCCA), en 2021, 27% des consommateurs uruguayens se sont approvisionnés sur le marché officiel, un taux qui atteint 39% en incluant ceux qui déclarent avoir partagé avec des amis.

Au Canada, où le cannabis a été légalisé en 2018, les habitudes des consommateurs ont elles aussi bien changées. En 2022, 61% des consommateurs se sont approvisionnés de manière légale, selon une enquête réalisée par le gouvernement. Mieux encore, en 2020, seulement deux ans après sa légalisation, le taux d'infractions liées au cannabis a baissé de 25%.

"Dans les pays qui ont légalisé le cannabis, non seulement ça n'a pas engendré d'augmentation majeure de la consommation, mais en plus, ça a entraîné une diminution des violences liées au trafic de drogue", avance Dominique Duprez, sociologue et directeur de recherche au CNRS, spécialisé dans les questions liées au trafic de drogue.

Une tendance observée également au Colorado, l'un des premiers États américains à avoir légalisé l'usage récréatif et la production du cannabis. "Ça a eu un impact non-négligeable sur le crime organisé mexicain qui était au cœur de l’offre de cannabis illicite aux États-Unis, dont le Colorado", avance Michel Gandilhon, membre du conseil d’orientation scientifique de l’Observatoire des criminalités internationales et auteur du livre, Drugstore, Drogues illicites et trafics en France.

"Il y a énormément de production dans le Colorado. Ça a eu un effet direct, les saisies à la frontière mexicaine se sont effondrées", ajoute-t-il. Preuve en est, selon le dernier rapport de la Drug Enforcement Agency (DEA), les saisies de marijuana à la frontière avec le Mexique ont diminué de près de 80% entre 2013 et 2020.

Un marché noir persistant

Si les données sont encourageantes, les réseaux criminels sont bien loin d'avoir disparu et le marché noir persiste. En légalisant le cannabis, les pays concernés ont quasiment tous imposé une taxe, à l'image des cigarettes ou de l'alcool. "Les trafiquants profitent de la taxation relativement élevée mise en place par les pouvoirs publics et les municipalités qui ont légalisé le cannabis pour concurrencer le marché légal. À Denver, par exemple, le montant total des taxes sur le cannabis non-médical atteint 26,41%", explique Michel Gandilhon.

"C'est pareil que pour le tabac, il existe toujours un marché noir de cigarettes moins chères", ajoute-t-il.

De plus, la plupart des pays qui ont légalisé le cannabis imposent un seuil de grammage, soit une quantité maximum par personne, mais aussi un taux de THC précis, le principal composé psychoactif du cannabis, c'est-à-dire la concentration ou la teneur. Résultat, certains consommateurs continuent de s'approvisionner sur le marché noir pour acheter du cannabis plus fort ou en plus grande quantité.

"Dans le Colorado, les chiffres montrent qu'un marché noir relativement important persiste, environ 30% du cannabis qui circule", poursuit Michel Gandilhon.

Si les réseaux illégaux ne disparaissent pas, c'est aussi parce que les narcotrafiquants s'adaptent. "Partout, où le cannabis a été légalisé, on a observé un report. Les réseaux criminels ont adapté leurs activités et vendent d'autres drogues", enchaîne le spécialiste, citant le fentanyl, l’héroïne et la méthamphétamine aux États-Unis ou la cocaïne et les drogues de synthèses - comme la MDMA - aux Pays-Bas, devenus la plaque tournante européenne de la drogue.

D'autant que le cas des Pays-Bas est un peu particulier. Depuis 1976, la possession, la consommation et l'achat dans les coffee-shops, limité à cinq grammes de cannabis par clients, est tolérée, le tout pour un usage strictement personnel. Car le cannabis n'est pas légalisé, mais dépénalisé. "L'effet pervers de la démarche hollandaise, c'est de favoriser une offre toujours aux mains des réseaux criminels. Beaucoup de coffee-shops continuent de s'approvisionner auprès de grossistes illégaux. C'est la grande contradiction du modèle adopté par les Pays-Bas", détaille Michel Gandilhon.

La France, premier marché européen du cannabis

Et si la question est particulièrement scrutée en France, c'est que le cannabis est de loin la substance illicite la plus consommée sur le territoire, selon une étude de l'Observatoire français des drogues (OFDT), réalisée en 2022. Et les chiffres du rapport donnent le vertige: 5 millions de Français ont consommé du cannabis au moins une fois dans l’année, 1,3 million d'entre eux sont des consommateurs réguliers (plus de dix fois par mois) et 850.000 sont même des utilisateurs quotidiens.

La France, c'est même le premier marché européen, avec 45% d’expérimentateurs de cannabis parmi la population française, devant l’Espagne et l’Italie, avec des taux compris entre 30 et 40%, selon le Centre européen des drogues et des addictions. Bilan de l'opération, le marché français du cannabis est un des plus importants en Europe, en termes de consommation, mais aussi en chiffre d’affaires, évalué à 1,2 milliard d’euros en 2017, selon l'OFDT. Dominique Duprez, lui, en est certain, "dépénaliser ou légaliser le cannabis, ça permettrait d'assécher les points de deal et de diminuer les trafics de drogue en France".

Mais pour Michel Gandilhon, en cas de légalisation, l'Hexagone pourrait être confronté à un problème de quantités disponibles: "Les pays qui l'ont légalisé ont tous des modèles différents, certains l'importent, notamment du Canada, d'autres le produisent. Les premières années, l'Uruguay a été confronté à une production nationale insuffisante".

À l'image des Pays-Bas, les narcotrafiquants français n'hésiteront pas à se reporter sur d'autres drogues, notamment la cocaïne, la deuxième drogue la plus consommée en France. Selon l'OFDT, au moins 600.000 personnes consommeraient de la "coke" au moins une fois dans l’année. Les autres drogues de synthèses, comme la MDMA ou l’ecstasy compteraient environ 400.000 usagers dans l’année.

"Même en légalisant le cannabis, il restera quand même les autres drogues, on n'éradiquera pas totalement dealers", estime Michel Gandilhon.

L'exemple du Portugal?

Et si la solution, c'était celle du Portugal? Depuis 2011, le pays a dépénalisé la consommation et la détention de toutes les drogues à des fins d’usage personnel. Elles restent interdites, mais elles ne constituent plus un délit, passible de peines d’emprisonnement. Vingt ans après, les niveaux de consommation observés au Portugal restent en deçà de la moyenne européenne, quel que soit le produit, selon un rapport de l'OFDT de 2021. "C’est particulièrement le cas parmi les jeunes: au sein de l’UE, le Portugal enregistre les niveaux de consommation parmi les plus bas dans la classe d’âge des 15-34 ans", peut-on lire.

Si les personnes incarcérées pour des infractions à la législation sur les stupéfiants représentaient 43 % de la population carcérale en 2000, "une proportion très supérieure" à la médiane européenne, le nombre a été divisé par deux en 20 ans, atteignant 17,7 % en 2020, précise le rapport.

Depuis la réforme, les saisies de drogues ont largement diminué au Portugal, passant de 29.683 kilos annuels en moyenne pour la décennie entre 2002 et 2009 à 14.287 entre 2010 et 2019, soit une baisse 52 % en vingt ans. Et si les quantités restent importantes, c'est que le "Portugal reste l’une des portes d’entrée vers l’Europe pour le haschisch du Maroc et la cocaïne d’Amérique latine", rappelle l'OFDT.

"C'est évidemment un scénario qui ne verra jamais le jour en France, il y a déjà énormément de réticences sur la légalisation du cannabis", estime Dominique Duprez.

Pour Michel Gandilhon, c'est avant tout une question de degrés de dangerosité des produits: "On ne peut pas vendre de la cocaïne, de l'héroïne ou du fentanyl comme on vend du cannabis". Avec pour lui une conclusion simple: "Il n'existe aucune solution miracle pour éradiquer le trafic de drogue".

Article original publié sur BFMTV.com