Le Spasfon, efficace pour soulager les règles douloureuses ? Un "mensonge", selon cette chercheuse

Le Spasfon est l’un des médicaments les plus prescrits en France pour les douleurs menstruelles. Pourtant, aucun essai clinique ne prouve son efficacité pour cette indication, explique Juliette Ferry-Danini, autrice d’une enquête édifiante sur le sujet.

« Le Spasfon ? Ça n’a jamais marché sur moi. » Cette phrase, prononcée par une collègue au détour d’une conversation, est banale : pour des maux de ventres, des règles douloureuses ou des contractions de grossesse, la plupart des Français ont déjà vu sur une ordonnance le nom de cette fameuse pilule rose - ou Phloroglucinol, pour sa version générique.

En 2021, ses ventes s’élevaient à 25 millions de boîtes, prescrites dans l’immense majorité à des femmes, et remboursées en partie par la sécurité sociale. Pourtant, malgré sa forte popularité dans les officines françaises, les preuves scientifiques de l’efficacité du Spasfon sont très faibles - du moins sur les douleurs pour lesquelles il est le plus largement prescrit.

Dans Pilules Roses, De l’ignorance en médecine, publié ce mercredi 25 octobre aux éditions Stock, la chercheuse Juliette Ferry-Danini explique ainsi que « l’ajout de l’indication des douleurs menstruelles à l’autorisation de mise sur le marché du Spasfon a été le fruit d’une nonchalance particulière […]. La mention de 10 patientes a suffi. »

Cette enseignante-chercheuse à l’université de Namurs et spécialiste de la philosophie de la médecine signe une enquête édifiante sur l’antispasmodique. Entre ignorance médicale, données cliniques insuffisantes et sexisme, la philosophe retrace avec rigueur et pédagogie l’histoire du Spasfon en France et ses conséquences sur la santé des femmes.

Le HuffPost. Quelle intuition vous a amenée à faire ces recherches sur le Spasfon ?

Juliette Ferry-Danini. Je suis une femme et j’ai grandi en France. Comme tout le monde, on m’a prescrit du Spasfon quand j’ai eu mal au ventre, notamment pour des douleurs de règles. Après plusieurs prises, j’ai conclu que le médicament n’avait pas d’effet sur moi. Plus tard, quand on m’a posé un stérilet, on m’a prescrit un Spasfon avant la pose pour « me protéger » de la douleur. Quand j’ai constaté à quel point l’acte médical m’avait fait mal, j’ai été interpellée.

Cette expérience a rencontré mes intérêts en tant que chercheuse en philosophie de la médecine, et j’ai décidé de creuser le sujet. En commençant mes recherches, j’ai appris que le Spasfon n’était commercialisé qu’en France et dans quelques autres pays du monde. Pour moi, c’était un premier point d’alerte.

Ce que votre ouvrage démontre, c’est donc qu’un des médicaments les plus vendus en France n’a pas de preuves reconnues d’efficacité ?

En 2021, 25 millions de boîtes de Spasfon ou de son générique, le phloroglucinol, ont été vendues, et 72 % de ces prescriptions ont été faites à des femmes. Or, il y a un véritable manque de données probantes, pertinentes et de qualité sur l’efficacité du phloroglucinol dans ses indications (douleurs de règles, contractions lors de la grossesse, maux de ventre…) en France.

L’un des points de départ de ma recherche, ce sont deux revues systématiques (pratique qui consiste à évaluer et résumer les études cliniques qui existent sur l’utilisation d’un médicament dans le cadre d’un usage donné, ndlr) publiées par la chercheuse Clara Blanchard et ses collègues.

Les revues sont claires : dans le cas des douleurs gynécologiques ou abdominales, il n’y a pas assez de données pour conclure à l’efficacité du Spasfon, et la recherche ne nous permet pas d’attester qu’il est indiqué d’en prescrire. Pour certaines indications – dont les règles douloureuses, un motif de prescription fréquent, – il n’y a pas d’essai clinique publié, tout court.

Comment est-ce possible qu’il y ait aussi peu d’études sur un médicament sur le marché depuis plus de 60 ans en France ? C’est à cette question que je tente de répondre dans mon ouvrage.

Vous faites l’hypothèse que l’ignorance autour de ce médicament et le sexisme sont intimement liés. Comment l’expliquez-vous ?

Les archives administratives que j’ai pu consulter démontrent que pour les indications qui concernent les femmes (en gynécologie puis, plus tard, en obstétrique) les critères scientifiques utilisés pour évaluer le Spasfon étaient encore plus faibles que pour les indications « générales ».

Ne pas appliquer la même exigence scientifique pour les indications masculines et féminines, c’est la définition même d’une discrimination. Mais ce n’est pas la seule manifestation de sexisme. Quand des femmes expriment leur douleur et qu’on leur donne un médicament qui n’a pas de preuve d’efficacité scientifique pour les apaiser, c’est une discrimination aussi, et leur témoignage est systématiquement ignoré. Mon constat, c’est qu’on ne s’intéresse pas à l’un des médicaments les plus utilisés pour prendre en charge la douleur des femmes en France.

Sur X (Twitter), vous avez d’ailleurs reçu de nombreuses réactions de femmes à qui on a prescrit du Spasfon.

J’ai reçu de nombreux témoignages de femmes qui partageaient les moments de leur vie où on leur avait prescrit du Spasfon, en vain. Nombreuses sont celles qui disaient « Je sais depuis longtemps que ça ne fonctionne pas, et on m’en prescrit quand même ». Et puis, il y a ce sentiment d’être « folle » qui revient souvent. On se dit : « j’ai l’impression que ça n’a aucun effet soulageant sur moi, mais ce n’est pas possible que toute la société se trompe sur ce médicament. Est-ce que c’est moi le problème ? »

Dans un de vos chapitres, vous présentez l’absence d’efficacité du Spasfon comme un « secret de polichinelle ».

Pour ce livre, je n’ai pas pu mener d’étude sociologique auprès des médecins, mais j’ai pu consulter la thèse de médecine de Justine Clochey, qui s’est intéressée à la prise en charge de la douleur des femmes lors de l’insertion d’un stérilet.

Dans les entretiens qu’elle a menés auprès du corps médical, on peut lire des médecins dire : « Quand je prescris un stérilet, je prescris toujours un ibuprofène, et du Spasfon à titre de placebo. » On comprend que c’est presque un secret de polichinelle : le peu d’efficacité du Spasfon est évident pour de nombreux médecins, mais rarement annoncé explicitement aux patientes. C’est un peu comme faire croire à l’existence du père Noël, mais à des femmes adultes et à l’échelle d’un pays entier. C’est un mensonge et ça ne respecte pas l’autonomie des patientes.

Attention, je ne dis pas que tous les médecins sont au courant de cette absence de preuves d’efficacité du Spasfon. Nombreux doivent aussi le prescrire parce qu’on leur a appris à le faire, parce que c’est commun…

En France, près d’une femme sur deux souffre de règles douloureuses. Ce sont autant de femmes à qui on prescrit potentiellement un médicament inefficace…

Imaginez tout ça mis bout à bout. Vous avez des règles douloureuses depuis vos 16 ans, on vous donne un Spasfon, et vous avez mal pendant des heures alors que si on vous avait donné autre chose, vous auriez eu moins mal. Accumulez ces périodes de douleurs chez toutes les Françaises, tous les mois, sur des années et des années jusqu’à la ménopause.

Depuis la fin de mon ouvrage, je suis en colère. Ce que j’analyse dedans, c’est la mise en place de cette « fabrique de l’ignorance » médicale. Et le préjudice engendré par cette ignorance est énorme.

À voir également sur Le HuffPost :

Rhinadvil, Actifed Rhume, Humex… Les médicaments antirhume dans le viseur de l’ANSM

À cause des règles, ces femmes vivent un enfer pendant la nuit

VIDÉO - Aline Boeuf : "Avoir ses règles, c'est une charge mentale, économique et de temps"