"On s'est pris une tarte": pourquoi "Un ticket pour l'espace", la comédie de Kad et O a raté son décollage

Un ticket pour l'espace, la deuxième comédie de Kad Merad et Olivier Baroux en 2006, est un film unique en son genre. Récipiendaire de "l'Oscar du film ressemblant le moins à L'Ours" de Jean-Jacques-Annaud, comme l'indique malicieusement son générique, Un ticket pour l'espace est aussi le seul long-métrage au monde à mettre en scène un dindon géant, un mouton pilote d'hélicoptère et un ordinateur de bord doublé par Enrico Macias.

"C'est le genre de film qu'on ne fait plus jamais", regrette le compositeur Erwann Kermorvant, qui en a signé la bande-originale. "Il y avait de l'audace, de la créativité. C'est complètement décalé et surréaliste. Aujourd'hui, ce serait compliqué de monter un film comme ça", estime le producteur Jean-Baptiste Dupont. "Ça ne ressemblait à rien d'autre dans le cinéma français, ce qui était excitant", renchérit le scénariste Julien Rappeneau.

Tout commence en juin 2003. Auréolés du succès de Mais qui a tué Pamela Rose?, un pastiche de Twin Peaks, Kad et O n'ont qu'une seule envie: reformer l'équipe, composée du réalisateur Éric Lartigau, du scénariste Julien Rappeneau et des producteurs Cyril Colbeau-Justin et Jean-Baptiste Dupont. "On avait vécu avec Pamela Rose un choc émotionnel fort", confirme Éric Lartigau. "On avait ce désir de se retrouver."

"Ça aurait pu être avec Bruce Willis"

Fasciné par l'espace et l'aéronautique, Olivier Baroux a justement une idée aussi farfelue que visionnaire: une comédie sur les civils déboursant des fortunes pour s'offrir des voyages dans l'espace. "Ça a plu et on est aussitôt parti écrire", se souvient Julien Rappeneau. Ils ont carte blanche. "On a vraiment fait le film qu'ils voulaient faire", ajoute Jean-Baptiste Dupont. "Le succès de Pamela Rose nous a offert cette liberté."

Épaulés par Julien Rappeneau, Kad & O rehaussent d'un cran leur ambition: "L'idée n'était pas de se limiter à une succession de gags, mais de proposer une vraie histoire avec une forte dose d'absurde et des personnages d'une caractérisation comique propre", résume Julien Rappeneau. "L'idée n'était pas de se répéter après Pamela Rose, mais de faire quelque chose de différent tout en en conservant le ton particulier."

L'histoire est la suivante: pour justifier le montant des crédits alloués à la recherche spatiale, le gouvernement lance une vaste opération de communication: un jeu à gratter pour permettre à deux civils de séjourner dans la station orbitale européenne. Les gagnants sont un acteur raté et mythomane (Kad Merad) et un ex-astronaute cherchant à venger son frère tueur en série (Guillaume Canet), qui va prendre la station en otage.

Cette histoire, parsemée de références à L'Étoffe des héros, Star Trek, Apollo 13, Old Boy ou Zoolander, maintient un juste équilibre entre comédie burlesque et thriller spatial, tout en privilégiant les ruptures de ton. "Ça aurait pu presque être un drame", note Erwann Kermorvant. "Ça aurait pu être un vrai film de SF catastrophe: on aurait très bien pu transposer cette histoire avec Bruce Willis."

Gêné par le scénario

Cette inventivité se traduit notamment par un délirant prologue futuriste où les moutons, devenus des êtres humanoïdes, pilotent des hélicoptères. L'antagoniste du film est quant à lui un dindon géant ressemblant au xénomorphe d'Alien. "On faisait des séances où Julien tenait le clavier et nous on nourrissait", commente Éric Lartigau, qui apporte aussi ses envies de mise en scène au scénario.

Les gags témoignent du soin apporté au scénario: "J'aime bien quand les choses sont tricotées, quand c'est un puzzle. On voulait que le film en soit empli", précise Julien Rappeneau. Dans une scène mémorable, un personnage succombe ainsi à un tir de catapulte, propulsé depuis le tournage de Charlemagne contre les Ninjas, faux film montré dans les premières minutes.

Mais à l'approche du tournage, Éric Lartigau doute. "J'étais gêné par le scénario. Pour moi, il n'était pas assez développé. Il fallait que l'on creuse davantage, qu'il soit plus absurde. On était chez Gaumont avec les patrons, Kad et O, les producteurs. Tous m'ont dit que j'étais seul à le penser, et qu'ils adoraient le scénario. Et il fallait aussi que l'on tourne. Il y avait des délais. Il fallait le faire dans l'année."

Julien Rappeneau se souvient de son côté "qu'un des questionnements qui pouvait traverser la production, après Pamela Rose, était de savoir si l'on pouvait amener à cet humour absurde un public plus large". "Même s'il y a beaucoup d’absurde dans le film, les producteurs avaient envie qu'il y en ait plutôt moins, mais pas au point de changer le ton", précise-t-il encore.

"Excité de faire une ordure torve"

Tandis que Kad Merad endosse son rôle habituel d'extraverti, Olivier Baroux déploie un humour pince-sans-rire redoutable. "Ils étaient en osmose. Ils improvisaient beaucoup", se souvient le second assistant-réalisateur Maurad Kara. "Olivier servait à canaliser la 'folie' de Kad pour théoriser ce qui était drôle ou pas", poursuit Laurent Zeilig. "Je le revois derrière le combo, commentant les rushes sur un ton austère."

Ils donnent la réplique à Marina Foïs (en spationaute bigouden), André Dussollier (en patron d'agence spatiale) et Guillaume Canet. Ce dernier, que Kad et O avaient adoré dans Narco, décroche le rôle des jumeaux psychopathes. "Ce n'était pas si évident à faire, car il devait se remettre en question. Il devait oser se libérer de choses qu'il contrôlait et aller vers d'autres choses qu'il ne contrôlait pas", note Maurad Kara.

Sur le plateau, Guillaume Canet se lâche et livre une de ses plus mémorables prestations. "Guillaume trépignait comme un gosse", confirme Éric Lartigau. "Il était excité de faire une ordure torve." Pour le rôle, il adopte donc un monosourcil, une prothèse nasale et se graisse les cheveux. "C'est toujours rigolo pour un acteur de s'enlaidir, surtout quand tu es considéré comme l'un des beaux gosses du cinéma."

"C’était des univers très différents" souligne le directeur de casting Pierre-Jacques Bénichou. "Mélanger tout ce beau monde était très osé." Contre toute attente, cette équipe complétée par Pierre-François Martin Laval, Frédérique Bel, Vincent Moscato et Enrico Macias fonctionne. "Tout le monde est juste, ce qui n'est pas toujours évident dans ce genre de comédie", loue Jean-Baptiste Dupont.

Malgré le casting, le financement rencontre quelques obstacles. TF1, qui avait soutenu Pamela Rose, passe son tour, trouvant Un ticket "trop décalé". Ils se tournent vers M6. "Il y avait plus de cohérence", estime Jean-Baptiste Dupont. "Le film correspondait plus au public de M6, qui était plus jeune que celui de TF1." Épaulés aussi par Gaumont et Columbia Tristar/Sony Pictures, ils réunissent un budget de 11 millions d'euros.

"Estomaqué par le réalisme"

La station spatiale où se déroule l'intrigue est construite dans les studios de Bry-sur-Marne, en région parisienne. La cheffe décoratrice Sylvie Olivé peaufine chaque détail afin de rendre le lieu le plus réaliste possible: "En France, on nous demande rarement des décors aussi inventifs." Elle décide de tourner le dos à l'esthétique Alien. "C'était patiné, suintant. Je n'avais pas du tout envie de ça pour Un ticket."

Influencée par 2001, l'Odyssée de l'espace, Sylvie Olivé imagine au contraire un lieu épuré, loin du "bordel" qu'est en réalité la Station Spatiale Internationale (ISS): "J'ai pris une fille qui venait du monde du design et on a dessiné une station élégante, avec de belles lignes, un code couleur blanc, gris et pourpre, et du matelassé. Ce n'est pas parce qu'on fait une comédie que ça doit avoir l'air cheap!"

Sur les conseils de son père, directeur technique dans une entreprise d'aviation, elle écume des casses d'avion pour trouver les pièces nécessaires à cet impressionnant décor. Le résultat est bluffant: "En se baladant dans le décor à vide, j'avais été estomaqué par son réalisme. J'avais l'impression d’être dans la vraie station spatiale", se souvient l'ingénieur du son Laurent Zeilig. "C'était fou", s'enthousiasme François Clerc, alors directeur de la distribution chez Gaumont.

"Le problème de ce genre de film, c'est que les productions n'ont pas toujours les moyens de leur ambition", note Erwann Kermorvant. "Mais dans le cas du Ticket, je suis assez surpris de voir à quel point on croit à tout. Même la 3D, avec vingt ans de recul, n'est pas trop gênante. Beaucoup de choses sont très malignes, comme le centre de contrôle spatial, qu'on a tourné au siège du Parti Communiste."

Créer le décalage comique

La mise en scène d'Éric Lartigau, très travaillée, joue sur les contrastes et les clairs-obscurs pour renforcer ce réalisme. Certains plans, qui pastichent David Fincher, rappellent aussi les films d'aventure spatiale des années 1990: "On s'est beaucoup amusés avec ces codes: ces caméras très fluides au ras du sol, suivies d'un mouvement rapide, qui apporte une dramatisation à la scène", confirme le réalisateur, qui s'est aussi inspiré du cinéma coréen.

Ce travail précis de mise en scène, associé aux décors, accentue l'absurdité des situations comme l'arrivée du dindon géant. Ce gag, au scénario, "ne faisait pas beaucoup rire", se souvient Candice Zaccagnino, alors vice-présidente de Columbia Tristar/Sony Pictures. A l'écran, pourtant il provoque l'hilarité. "Tout était calculé pour que le décalage s'opère", détaille Erwann Kermorvant, dont la bande originale est au diapason de la mise en scène:

"Le but de la musique dans la comédie n'est pas de faire rire. Si la scène est drôle, la scène est drôle. Mais ce n'est pas en faisant 'pouet pouet' que je vais la rendre drôle. C'est plutôt en jouant le contrepoint, en jouant presque le drame de ce qui se passe. En comédie, il faut être le plus premier degré possible, pour justement que le décalage s'opère. Si j'avais mis une musique clownesque sur la scène du dindon, ça n'aurait pas fonctionné."

Ce dindon est le clou du spectacle - et "l'une des scènes les plus injustement méconnues du monde", selon Erwann Kermorvant. Manipulé par deux marionnettistes, Cyril Valade et Frank Demory, ce dindon de 2 mètres a été conçu par Carole Allemand, une ancienne des Guignols de l'info. Visuellement cartoonesque, le dindon est à l'opposé de l'esprit réaliste du reste du film.

"On voulait qu'il ait une sorte de gueule, qu'il soit réaliste, mais pas trop", explique-t-elle. "Sa tête était en mousse de latex", détaille Carole Allemand. "On avait commandé des entrailles et des tripes à un boucher de Rungis pour mouler sa caroncule et sa crête. Il y avait un côté pustule. C'était un peu répugnant."

"L'un des plus grands teasers jamais faits"

La campagne promotionnelle est à l'image du film: délirante. À commencer par la bande-annonce, qui mêle aux images du Ticket pour l'espace celles de Charlemagne contre les ninjas. "C'est l'un des plus grands teasers qu'on ait jamais faits", se félicite François Clerc. "Qu'est-ce qu'on s'est marrés. Avec Kad et O, on était très créatifs." La tournée des avant-premières exploite à fond cette idée du faux film.

À la fin des projections, une personne de la production prévient le public que Kad et O, accaparés par un tournage, ne peuvent pas venir. "On balançait alors une vidéo d'eux sur le tournage de Charlemagne contre les morts-vivants, la suite de Charlemagne contre les ninjas. Après quelques questions, ils s'énervaient et se barraient. Puis ils rentraient dans la salle, qui devenait folle. La tournée a été génialissime. On se marrait comme des coins."

Pour accompagner la sortie, Kad & O tournent un épisode de Vis ma vie au Centre européen des astronautes à Cologne avec Jean-François Clervoy, vétéran de trois missions spatiales avec la NASA. "Kad était un peu plus timide qu'Olivier. Il n'a donc pas tout fait. Mais ils l'ont fait sérieusement, sans se prendre au sérieux", précise le spationaute, qui se souvient avoir chanté avec eux Chapi Chapo après avoir respiré de l'hélium.

"On s'est pris une tarte"

A l'approche de la sortie, le 16 janvier 2006, l'équipe est en apesanteur. "Les retours étaient bons", se souvient Éric Lartigau. La presse est dans son ensemble enthousiaste. "Antidote à la morosité" selon Studio, Un ticket pour l'espace est pour Zurban "un coup de pied dans la fourmilière mollassonne du divertissement hexagonal". Paris Match se montre plus sévère: "On espérait prendre une fusée pour le rire, et on se retrouve dans un monte-charge."

Le public partage ce sentiment: avec seulement 402.320 entrées, l'échec est sans appel. "Dans le contexte actuel, elles sont honnêtes ces 400.000 entrées, mais à l'époque, c'était deux fois moins que Pamela Rose. Et le film coûtait plus cher", détaille François Clerc. Pour l'équipe, la surprise est totale: "On s'est pris une tarte. Ça nous a fait mal", résume Éric Lartigau.

"On avait bien vu, avec le retour des exploitants, que le film était trop décalé et qu'il serait plus difficile à faire apprécier, mais on ne s'attendait pas à des chiffres aussi durs", confirme Jean-Baptiste Dupont.

Mais peut-être le pari était-il trop risqué, conclut Julien Rappeneau: "Les gens connaissaient Bullit et Riper [leurs personnages de Pamela Rose, NDLR]. Ils les avaient déjà joués en radio et sur Comédie. Là, c'était de nouveaux personnages. Est-ce que le public avait envie de les voir dans autre chose que Pamela Rose?".

Article original publié sur BFMTV.com