Secret professionnel: Pourquoi les avocats s'inquiètent tant

Ce jeudi 21 octobre, le Parlement planche sur le projet de loi
Ce jeudi 21 octobre, le Parlement planche sur le projet de loi

JUSTICE - Une profession aux abois. Ce jeudi 21 octobre, le projet de loi porté par l’avocat et garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti sur “la confiance dans l’institution judiciaire” arrive en commission mixte paritaire au Parlement, ce qui signifie que l’Assemblée nationale et le Sénat n’ont pas réussi à s’accorder sur une version commune du texte. Et un point parmi d’autres fait figure de pomme de discorde: le secret professionnel qui lie les avocats à leurs clients.

Les principales organisations représentatives de la profession ont même publié une tribune dans Le Monde mercredi 20 octobre pour alerter sur les risques que présente selon eux le texte, et en particulier son article 3.

Simon Warynski, président de la Fédération nationale des Unions des Jeunes avocats, et Charles Ohlgusser, président de l’Union des Jeunes avocats Paris, soit les principaux représentants des avocats de moins de 40 ans en province et dans la capitale, expliquent au HuffPost ce qui les inquiète tant.

D’où vient votre inquiétude au sujet du projet de loi discuté ce jeudi?

Charles Ohlgusser: Au départ, il y a dans le projet de loi porté par Éric Dupond-Moretti l’idée de renforcer la confiance des citoyens dans la justice, notamment en protégeant le secret de leurs échanges avec leur avocat. Sur la logique du principe de secret des activités de défense (il est admis qu’on ne peut pas capter -ou en tout cas retranscrire- les discussions, ni saisir les correspondances entre quelqu’un qui prépare sa défense et son avocat), l’idée était d’étendre ce secret aux activités de conseil. Les institutions représentatives des avocats ont tenu à ce que les activités de conseil soient explicitement mentionnées, car la frontière est très poreuse entre conseil et défense: si quelqu’un consulte son avocat pour être conseillé hors contentieux, alors c’est du conseil, mais s’il y a un contentieux deux jours plus tard sur ce sujet, alors la conversation aura trait à la défense du client. À l’Assemblée nationale, les groupes parlementaires ont amendé le texte afin d’inclure ces activités de conseil.

Simon Warynski: Mais le Sénat a réussi à faire passer une espèce d’amendement scélérat, qui précise qu’il ne peut y avoir de secret professionnel pour toute une série de délits concernant des affaires financières ou fiscales. Dans ces cas-là, les enquêteurs et magistrats auraient la possibilité de regarder dans les échanges entre un avocat et son client, et ce même si l’avocat n’est pas concerné par l’infraction, simplement pour trouver d’éventuelles “intentions” d’infraction qui auraient été évoquées avec le client. Dès lors, il y a pour nous la crainte d’une rupture du lien de confiance avocat-client car le secret n’est plus garanti.

C.O.: L’idée du Sénat est d’exclure du secret professionnel protégeant l’activité de conseil certaines infractions liées à ce que l’on appelle la délinquance en col blanc (les activités de blanchiment, la fraude fiscale...). Or les avocats y sont très opposés pour deux raisons. Tout d’abord, il faut garder à l’esprit que le secret professionnel n’est pas une immunité: si l’avocat facilite ou prend part à une infraction, alors il peut être sanctionné au niveau disciplinaire, perquisitionné, etc. Et ensuite, financièrement, cela induit une difficulté nouvelle pour les avocats, à savoir que toute leur activité de compliance, comme on dit en anglais, c’est-à-dire tous les contrôles de conformité (quand un client veut savoir si l’activité de son entreprise est conforme aux normes françaises notamment) tomberait sous le coup de cet amendement. Les clients, notamment les entreprises, n’auraient plus intérêt à demander conseil à leur avocat au risque de s’auto-incriminer en demandant s’ils sont en conformité à tel ou tel niveau.

Vous parlez de brèches qui ont déjà été ouvertes ces dernières années concernant le secret professionnel...

S.W.: Il y a évidemment l’exemple de l’affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy qui a montré que l’on pouvait aisément capter et utiliser les conversations entre un avocat et son client. Cela n’enlève rien au fait que l’avocat reste entièrement responsable pénalement des délits qu’il pourrait commettre. Le problème réside dans le fait que les magistrats et les juges ont déjà placé le secret du conseil et celui de la défense sur des plans différents, tentant régulièrement de s’immiscer dans le secret qui protège les activités de conseil. C’est pour cela que nous tenions à ce que les deux activités soient réunies en un seul et unique secret, inviolable et indivisible. Mais au Sénat, une brèche a donc été ouverte en expliquant que cela servirait à traquer les sociétés et personnes qui font de l’évasion fiscale, que cela permettrait de trouver des informations là où l’on n’avait pas accès auparavant. Sauf que jusqu’à présent, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif avaient toujours refusé cette ingérence du judiciaire dans le secret professionnel.

Qu’attendez-vous des discussions en commission mixte paritaire et pensez-vous que le secret professionnel sera protégé?

C.O.: On peut espérer que les députés qui ont tous voté la protection des activités de conseil (à l’Assemblée donc, ndlr) vont maintenir leur position. En revanche, les discussions portent sur un projet de loi beaucoup plus large, et dès lors il est difficile de savoir quels seront les arbitrages entre les demandes du Sénat, du gouvernement, et de l’Assemblée. Après, on sait que la jurisprudence est très claire au sujet de l’argument que l’on nous oppose en permanence sur le sujet: on nous dit que si le secret est garanti, alors il suffira de mettre un avocat en copie d’un mail évoquant une infraction pour que celui-ci soit nécessairement gardé secret. Mais c’est faux, car la jurisprudence dit précisément qu’il faut que l’avocat participe activement pour qu’il y ait activité de conseil.

S.W.: On espère que l’Assemblée nationale va pouvoir nous défendre. Et par ailleurs, il semblerait qu’Éric Dupond-Moretti soit opposé à l’amendement du Sénat. Sauf que le gouvernement n’est pas vraiment suivi par les députés pour le moment: du côté des députés LREM, on n’a pas vu de discours clair pour dire qu’ils étaient contre l’amendement et qu’ils défendraient le secret professionnel. C’est pour cela que nous tentons de leur mettre sous les yeux un argumentaire très clair, précis, de leur montrer que ce n’est pas une question corporatiste, mais que ce secret protège le client au moins autant que l’avocat. Nous allons notamment envoyer une lettre signée par nos deux organisations pour expliciter tout cela aux parlementaires.

Selon vous, cet amendement menace donc tous les citoyens et pas seulement les entreprises qui se questionnent sur leurs pratiques?

S.W.: Ça peut effectivement toucher tout le monde. Certes, tous les domaines ne sont pour le moment pas concernés par le texte, mais on ouvre une brèche qui, si elle est creusée un jour, pourrait servir à avoir accès à des informations qui doivent à tout prix rester confidentielles. En voyant ce qu’il se passe, le justiciable devrait se dire que de la même manière, on pourrait un jour venir menacer le secret qui le protège quand il vient parler de divorce avec son avocat, ou le chef d’entreprise qui demande des recommandations au sujet d’un futur licenciement. C’est une garantie fondamentale du justiciable qu’il faut défendre à tout prix.

C.O.: Alors oui, pour l’instant, ce sont surtout les entreprises et les personnes qui peuvent être mises en cause dans des dossiers de délinquance astucieuse qui sont visées, et cela peut donc être difficile à comprendre pour le grand public. Mais en réalité, l’amendement menace déjà de simples activités d’audit, de compliance comme je le disais plus tôt. Les entreprises pourraient avoir très vite envie de quitter la France ou refuser de s’y installer. Imaginez que demain vous repreniez une société et que vous vouliez savoir si ses activités sont conformes. Eh bien avec ce texte on peut saisir vos échanges. Et si en plus cette idée de la fin du secret s’étend à d’autres matières... Tout citoyen qui sollicite le conseil d’un avocat pourrait être concerné. Car il ne s’agit pas que de nos clients: c’est une question d’équité procédurale, qui est une garantie fondamentale de l’État de droit offerte à chaque citoyen, comme c’est le cas dans toute démocratie.

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Cet article a été initialement publié sur Le HuffPost et a été actualisé.

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