"On se retrouve face à une énigme à résoudre": comment "Berserk" se poursuit sans son auteur

Le rendez-vous a lieu dans une tour anonyme, comme il en existe des milliers à Tokyo. C'est ici, dans le secret d'un atelier avec une vue imprenable sur la région, que le studio Gaga travaille sur sa reprise de Berserk. Un chef-d'œuvre de dark fantasy laissé inachevé par son auteur Kentaro Miura, mort brutalement le 6 mai 2021 à l'âge de 54 ans d'une dissection aortique aiguë.

Sous la houlette du mangaka Koji Mori, à qui Kentaro Miura avait confié la fin de son histoire, les assistants du maître s'activent pour poursuivre cette œuvre foisonnante écoulée à plus de 50 millions d'exemplaires dans le monde (dont 5 millions en France). Désormais riche de 41 tomes, elle raconte les aventures du guerrier surpuissant Guts dans un univers désespéré ressemblant à notre Moyen-Âge.

Ce jour de novembre, le studio Gaga a invité BFMTV à discuter avec Koji Mori du 42e tome de Berserk, dont la traduction française sort ce mercredi 10 juillet. Le studio baigné de lumière est un mausolée de Kentaro Miura. Au milieu de la pièce principale, un petit autel rend hommage au dessinateur. Une photo en couleur, placée en évidence, le montre la mine soucieuse, coiffé d'un bonnet.

Collection de figurines

Dans les bibliothèques rien n'a été touché depuis sa mort. Ni sa collection de figurines inspirées des univers de Berserk, Robocop, Terminator et Kamen Rider, un super-héros très populaire au Japon. Ni les rayonnages débordant d'ouvrages consacrés aux jeux vidéo et aux films d'animation, de Street Fighter au Bossu de Notre-Dame en passant par Nausicaä de la Vallée du Vent de Hayao Miyazaki.

Des beaux livres sur l'artiste suisse Hans Giger, qui a conçu le xénomorphe d'Alien, et le dessinateur japonais Katsuhiro Otomo, le créateur d'Akira, côtoient des éditions françaises de Paolo Serpieri, maître italien de l’érotisme. Une impressionnante collection à la hauteur de la culture graphique de ce dessinateur, influencé autant par la peinture classique (Goya, Bosch) que par les gravures du XIXe siècle (Gustave Doré).

Un gigantesque écran de télévision est entouré de centaines de DVD: des classiques du chambara (film de sabre) et tout ce que Hollywood a pu produire en matière de SF et de fantasy au cours des quarante dernières années dont l'intégralité des productions Marvel, Chevalier avec Heath Ledger, l'adaptation de Valérian et Laureline par Luc Besson et Games of Thrones. "Il adorait Le Mandalorian", nous glisse-t-on.

Dans une pièce située à l'écart sont rangés des livres militaires et des mangas. Une collection qui permet de confirmer sa passion pour le shōjo, ces œuvres destinées à un public féminin adolescent où il a puisé le design du personnage de Griffith, charismatique ange noir de la série. Un espace sacré qui offre de quoi espérer un jour un musée consacré à Kentaro Miura? "Un jour. On y pense. Mais c'est très coûteux".

"Plein d'inquiétude et d'incertitude"

C'est dans cette ambiance muséale que la suite de Berserk est imaginée. Pour ne pas décevoir les fans, l'équipe prend son temps. Depuis le retour du manga, le 24 juin 2022, dans le magazine Young Animal, seulement douze chapitres ont été publiés. Rencontré moins de deux mois après la publication du tome 42 au Japon, Koji Mori évoque sans langue de bois la difficulté de cette tâche. Et la pression qui va avec.

"On n'a pas hésité si on devait reprendre l'œuvre ou non", explique Koji Mori. "On avait décidé que l'œuvre perdurerait de toute manière. Mais évidemment, il y avait énormément d'inquiétude et d'incertitude. Encore maintenant, je suis encore plein d'inquiétude et d'incertitude."

L'annonce de la reprise en 2022 a été accueillie avec un mélange d'excitation et de méfiance de la part des fans. Ils se sont souvent montré assez critiques vis-à-vis du résultat. "On savait aussi que le fait d'annoncer que l'œuvre perdurerait malgré le décès de l'auteur susciterait des débats", concède Koji Mori. Pour lui, poursuivre avec "des gens qui connaissaient M. Miura" les "protège des a priori négatifs".

Dans sa voix, on décèle malgré l'émotion une pointe de ressentiment: la mort de Kentaro Miura le contraint à finir seul le grand œuvre de son ami. Mais Koji Mori s'applique pour donner le meilleur de lui-même. Un geste d'amitié d'autant plus bouleversant que Koji Mori est lui-même un artiste à part entière, avec des œuvres réputées comme Holyland (disponible en France chez Vega Dupuis).

"Une forme de rééducation"

Travailler sur Berserk a aidé Koji Mori à faire son deuil. "Sa disparition a été pour moi une perte énorme qui m'a paralysé pendant un certain temps", reconnaît le dessinateur. "Elle m'a empêché d'avancer plus vite dans la reprise du manga. Dès qu'on a pris la décision que le manga continuerait, qu'on travaillerait tous ensemble, j'ai commencé à me sentir un peu mieux."

"Le fait de pouvoir travailler sur Berserk a été une forme de rééducation", confirme encore le mangaka. "Comme si en dessinant Berserk je gardais un peu M. Miura à mes côtés. Le fait de s'impliquer dans la réalisation de Berserk a eu un effet libérateur sur (mon propre travail). Il est probable que si je n'avais pas travaillé sur Berserk j'aurais eu beaucoup de mal à continuer mon travail."

Pour mener à bien la reprise d'une œuvre aussi personnelle, Koji Mori suit une méthode "assez simple". "Je transmets le plus fidèlement possible, en donnant le plus de détails possibles, toutes les informations dont j'ai hérité de M. Miura. C'est-à-dire tout ce qu'il m'a expliqué par rapport à l'histoire. Je le transmets à son assistant en chef, M. Kurosaki ou à son responsable éditorial M. Shimada."

"À partir des informations que je leur donne, M. Kurosaki produit une sorte de storyboard qu'il me présente et que je corrige", poursuit-il. "Je peux proposer des améliorations, des modifications en fonction de la mise en scène. Je lui dis quand je pense que M. Miura n'aurait pas procédé de la même manière ou qu'il aurait fait la même mise en scène." Une fois ces échanges faits, le studio met en forme les idées.

Élucider le mystère

Miura lui avait révélé la fin de Berserk. Mais à quel point? Et reste-t-il dans le récit des zones d'ombre sur lesquelles il n'a aucune information? "Toutes nos discussions étaient très détaillées, très riches. Je n'ai pas pris de note, je n'ai rien écrit donc je dois m'appuyer sur ma mémoire qui n'est évidemment pas parfaite", répond Koji Mori qui ne passait "pas une semaine" sans parler "au téléphone ou de visu" à Kentaro Miura.

"Heureusement je peux aussi m'appuyer sur M. Shimada, qui a été son responsable éditorial pendant très longtemps. Je ravive mes souvenirs grâce à nos discussions. Ça permet d'entretenir ma mémoire, de recroiser les informations sur les intentions de M. Miura", poursuit Koji Mori en précisant que Kentaro Miura avait déjà à 30 ans "une vision complète de son histoire" ainsi que de ses "différents dénouements".

Mais avec le temps, cette vision a elle-même évolué. Kentaro Miura avait plusieurs fois "complètement changé son plan par rapport à ce qu'il m'avait dit qu'il ferait", assure Koji Mori. "On se retrouve donc face à une énigme à résoudre", concède-t-il, qui travaille avec son équipe pour "essayer de comprendre et d'élucider le mystère qu'il nous a laissés".

"Il avait une vision"

Mais Koji Mori est réaliste et ne préfère pas susciter des attentes irréalisables: "C'est difficile de penser qu'on trouvera toutes les réponses pour la bonne et simple raison que M. Miura était un génie. Il avait une vision. Seul lui savait ce qu'il voulait raconter et où il voulait mener son histoire. Il n'a pas réfléchi en termes de logique narrative." Et d'ajouter:

"Si on prend le personnage du chevalier squelette, je suis intimement convaincu que M. Miura ne savait pas ce qu'il en ferait quand il a commencé à le mettre en scène. C'est a posteriori que ce personnage s’est construit. M. Miura n'avait pas de démarche calculée par rapport à ce personnage. Je pense que Berserk est une œuvre qui illustre la manière dont M. Miura menait sa vie."

Ce travail lui offre beaucoup de satisfaction d'un point de vue artistique et lui permet de comprendre davantage la richesse de Berserk: "Parfois, on a d'énormes surprises à force de réfléchir sur ce mystère. Lorsqu'on aboutit à la solution, on comprend toute la profondeur et toute l'intelligence de son scénario"". Et de conclure: "Si je le pouvais, je lui dirais à quel point je ne suis pas satisfait."

Berserk, tome 42, Kentaro Miura (créateur), Studio Gaga (dessin et scénario), Koji Mori (supervision), Anne-Sophie Thévenon (traduction), 192 pages, 7,20 euros l'édition standard, 23,45 euros l'édition collector.

Article original publié sur BFMTV.com