Résultats élections européennes : cette carte anxiogène a beaucoup circulé, comment la comprendre

ÉLECTIONS - « La France brune », « la vague brune ». La publication des résultats des élections européennes s’est accompagnée d’un traditionnel travail infographique. De nombreux médias y allant de leur carte pour illustrer le vote en France et ailleurs, comme vous pouvez le voir dans la vidéo en tête de cet article.

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Parmi les images qui ont énormément circulé sur les réseaux sociaux dès dimanche soir figure cette infographie de nos confrères du Monde. Laquelle illustre, selon le chercheur émérite au Cevipof, Jean Chiche, contacté par Le HuffPost, « la victoire nettement écrasante de la liste du Rassemblement nationale et de Jordan Bardella ».

De nombreux internautes ont immédiatement réagi en évoquant une forme d’angoisse ou de peur face à cette infographie. Et de fait, pour le docteur en science politique, Benoît Martin également joint par téléphone, « l’impression de remplissage quasi complet de la carte par ce brun a quelque de chose de saisissant ». Mais, ajoute-t-il, « cela a aussi des limites ». Explications.

En termes d’infographie, la progression de la couleur brune, surtout par l’ouest, est nette par rapport à la carte de 2019, que vous pouvez consulter ici, et qui offrait encore de l’espace au orange du bloc centriste. Dans les chiffres, le RN réalise le meilleur score pour une liste aux européennes depuis des décennies, quand Reconquête, la formation de Marion Maréchal talonne les écologistes de Marie Toussaint. Un détail pas vraiment anodin, car la carte du Monde a fait le choix, contrairement à d’autres, de représenter les courants politiques plutôt que les listes.

Le choix du marron demeure rare. Seul le quotidien Libération a choisi une nuance similaire, les autres lui préférant des variations sur le bleu comme l’illustre ce tweet de la data journaliste Marie Turcan. « Pour ce type de carte, ce qui est utilisé ce sont généralement des couleurs revendiquées par les partis, ou ce que les gens connaissent. Il y a aussi toujours un enjeu de visibilité et d’efficacité », précise Benoît Martin également membre de l’atelier de cartographie de Science Po.

Le marron est la nuance actée par Le Monde depuis plusieurs années pour l’extrême droite. « Mais cela suscite des réflexions à chaque élection. En l’occurrence, les discussions ont eu lieu des semaines en amont, assez haut dans la direction et avec plusieurs services. Parce que c’est un choix assez politique », explique au HuffPost Jonathan Parienté, chef du service des Décodeurs au Monde.

Abstentions, analyse affinée…

Passé la forme, quel sens donner à cette carte ? « Elle montre l’état de la colère dans le pays mais aussi la dichotomie entre les grandes villes et le reste. Maintenant, il y a un travail de sociologie électorale à faire pour traduire et comprendre les phénomènes complexes qui se jouent à l’échelle locale, analyse Jean Chiche. Est-ce un territoire rural, y a-t-il un manque de service public ? C’est un travail à long et moyen terme avec des éléments affinés ».

De fait, il y a un certain nombre de données que ne montre pas, ou ne permet pas de montrer, cette carte comme le poids du nombre d’habitants. À titre d’exemple, la région parisienne abrite plus de 12 millions d’habitants, soit 60 fois plus que l’Indre, et pourtant aucune différence d’échelle sur la carte. « Cela a pour conséquence de montrer plutôt une cartographie des territoires plutôt que du vote. Il faudrait par exemple une carte en anamorphose, avec des territoires plus ou moins grand selon le poids de leur population », note Benoît Martin qui pointe également du doigt le fait de ne faire figurer que la liste en tête : « Des fois ça se joue à deux voix, des fois vous avez trois blocs à quasi-égalité. Ça ne représente pas la diversité politique ».

Deux biais que reconnaît volontiers Jonathan Parienté. Lequel pointe en réponse la difficulté de faire figurer dans une seule carte, les résultats des listes pour chacune des 35.000 communes. Surtout ajoute le journaliste, « il y a un besoin pour la rédaction de faire le choix d’un format à un moment bien précis ». Jonathan Parienté rappelle par ailleurs que l’infographie est dotée d’un moteur de recherche qui permet d’afficher les scores d’une commune. Ce qui ne transparaît pas du tout dans les simples captures écran, statiques elles.

Abstention et contexte de dissolution

Dernier point important selon Benoît Martin, l’absence de quantification de l’abstention : « Ce n’est pas tant une limite qu’une façon de dire qu’en fait pour traduire des résultats électoraux il faut faire plusieurs cartes. Car faire une carte c’est toujours faire un choix et on ne peut pas tout montrer ». Jonathan Parienté abonde mais pointe aussi le jeu démocratique : « On pourrait intégrer l’abstention, mais la désignation d’un vainqueur se fait sur les bulletins exprimés. C’est comme ça que se fait le système démocratique actuel », explique le journaliste.

Du point de vue de l’analyse, Jean Chiche rappelle de son côté que l’abstention n’a pas le même sens ni le même poids suivant l’élection et que les électeurs se sentent de fait un peu moins concernés par les européennes que les législatives. À cet égard, l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale a sans doute participé au caractère anxiogène de cette carte et de ses déclinaisons. Fallait-il y voir un avant-goût des cartographies du 30 juin et 7 juillet prochains ? Prudence. « Pas de surinterprétation. Les comparaisons ne peuvent se faire qu’à scrutin équivalent », met en garde Benoît Martin.

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