Réforme des retraites: pourquoi le Conseil constitutionnel pourrait en partie la censurer

Le gouvernement espère bien que ce sera la dernière étape de la réforme des retraites. Après l'adoption par le Parlement de la retraite à 64 ans ce lundi soir, après le rejet de peu d'une motion de censure, Élisabeth Borne a indiqué qu'elle saisirait "directement le Conseil constitutionnel" pour un examen du texte "dans les meilleurs délais".

Si l'institution a pour mission de s'assurer du respect du contrôle de la Constitution pour certains textes, comme le règlement du Sénat ou de l'Assemblée, elle n'a pas l'obligation de se saisir des lois budgétaires, sauf si elle est saisie par le gouvernement ou des députés.

Le RN n'a pas attendu la transmission par Matignon pour déposer un recours ce mardi matin, suivi par la Nupes dans la soirée. Les sages - le nom donné aux membres du Conseil constitutionnel - vont désormais se pencher sur chaque article pour voir s'il est bien conforme à la Constitution. Plusieurs éléments pourraient être retoqués par le Conseil constitutionnel.

•Un projet de loi budgétaire rectificatif pour la réforme des retraites

Après de nombreuses hésitations, le gouvernement, qui avait hésité à faire discuter la retraite à 64 ans dans un projet de loi dédié, a finalement opté pour ce qu'on appelle un projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificatif (PLFSS).

Avec un objectif: permettre à l'exécutif de pouvoir aller très vite. Le budget de la sécurité sociale, tout comme le budget de l'État, peuvent être examinés en 50 jours maximum de débat au Parlement suivant la disposition de l'article 47.1 de la Constitution.

Mais Élisabeth Borne a une épine dans le pied: en ayant eu recours à un budget rectificatif ces dernières semaines, le gouvernement acte de fait de l'urgence à le modifier. Les modifications de budget, qui sont votés en novembre, ont en général lieu avant le 1er janvier. Le but est d'être certain d'avoir un projet de loi le plus près possible de la situation budgétaire de la France pour la nouvelle année.

"La réforme aura surtout des effets au-delà de l’année 2023. Or, il s’agit d’un projet rectificatif pour l’année 2023. De plus, il a lieu dès les mois de février-mars alors qu’il n’est pas caractérisé par un impératif de rapidité", résume ainsi le constitutionnaliste Thibaud Mulier dans les colonnes de Ouest-France.

Les sages vont donc devoir se demander si la réforme des retraites avait un véritable caractère d'urgence. Si ce n'est pas le cas, le Conseil constitutionnel pourrait le censurer entièrement.

L'hypothèse semble cependant peu probable. Seul un seul texte budgétaire de toute l'histoire de la 5ème République a été censuré en 1979. Le Conseil avait déclaré le texte contraire à la Constitution, reprochant à l’Assemblée nationale d’avoir commencé à examiner la deuxième partie du texte sur les dépenses avant le vote de la première sur les recettes.

• La limitation des débats à l'Assemblée nationale

Pour parvenir à faire adopter la réforme des retraites, le gouvernement a multiplié le recours à la Constitution : un 49.3 à l'Assemblée nationale en première lecture, un vote bloqué au Sénat avec l'article 44.3, l'article 44.2 pour supprimer de sous-amendements de la gauche sénatoriale...

Le tout sur fond du règlement intérieur du Sénat qui dépend également de la Constitution. Peu friand de la multiplication des amendements des socialistes, des écologistes et des communistes, Bruno Retailleau, le président du groupe LR a fait appliquer, après accord de la conférence des présidents, l'article 42 pour accélérer les débats. L'article 38 a également été utilisé pour la première fois de l'histoire de la chambre haute pour faire voter l'article sur le passage à 64 ans.

Si toutes ces procédures sont bien sûr légales, plusieurs constitutionnalistes s'interrogent sur leur multiplication

"Il y a un usage baroque de ces éléments. Pris séparément, ils ne pourraient entraîner une censure globale du texte, mais là, il y a un effet d’accumulation", remarque Benjamin Morel, professeur de droit public auprès de Public Sénat.

"Comment les sages vont apprécier cet usage particulier de la procédure? Vont-ils envoyer un signal au gouvernement par une censure globale ou des réserves d’interprétation? Tout est ouvert", s'interroge encore ce spécialiste de la Constitution.

En 2012, le Conseil constitutionnel avait totalement censuré la loi Duflot sur le logement social. Les sages avaient considéré que "l’exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité des débats parlementaires" n'avait pas été respectée. En cause, la précipitation du gouvernement. François Hollande, élu quelques mois plus tôt à l'Élysée, avait décidé d'avancer la reprise des travaux parlementaires et de présenter sans délai à la discussion ce projet de loi au Sénat.

C'est Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre, qui avait annoncé la censure totale du texte - une première. Le gouvernement avait ensuite présenté un second projet de loi adopté un an plus tard.

• Des mesures qui ne sont pas liées au budget de la sécurité sociale

Toutes les dispositions contenues dans ce texte doivent être en rapport avec le budget de la sécurité sociale. Mais plusieurs éléments posent question: l'expérimentation du CDI senior est-il vraiment liée au financement de la protection sociale en France? L'index senior qui vise à mesurer l'emploi des seniors dans les entreprises a-t-il également sa place dans le texte?

Le Conseil constitutionnel pourrait y voir "des cavaliers budgétaires" et, dans ce cas, les censurer, sans toucher aux autres dispositions de la réforme.

Dans une note du Conseil d'État que se sont procurés les députés Jérôme Guedj et Cyrille Isaac-Sibille, l'institution pointait du doigt le risque d'inconstitutionnalité de ces mesures.

"Tout ce qui est hors champ financier peut être considéré comme un cavalier budgétaire", a rappelé de son côté Laurent Fabius, le président du Conseil constitutionnel.

Interrogé par l'AFP fin février à ce sujet, Matignon estimait que l'index senior avait "sa place" dans la réforme, car "le produit de la pénalité" des entreprises ne respectait pas l'index senior "viendra alimenter dès 2023 la Caisse nationale d'assurance-vieillesse".

Le Conseil constitutionnel devrait se prononcer très vite. II dispose de 8 jours en cas d'urgence si le Gouvernement en fait la demande. Ses décisions s'imposent à tous et ne peuvent faire l'objet d'aucun recours.

Article original publié sur BFMTV.com