Réchauffement climatique: planter des arbres peut-il vraiment compenser un voyage en avion?

"Vos émissions de CO2 estimées par passager pour ce vol s'élèvent à 145kg de CO2." Lors de la réservation d'un vol Paris-Marrakech, le site de Ryanair affiche une option pour "compenser" son empreinte carbone, censée pallier les émissions émises pendant le trajet dans les airs. En payant 3,49 euros, le vacancier se voit proposer de financer, par exemple, "la reforestation de la région de l'Algarve (au Portugal, NDLR) suite aux incendies de forêt de 2018".

Face aux critiques sur l'impact environnemental de ce moyen de transports - le secteur représenterait entre 2,5% et 5% des émissions mondiales de CO2 - certains voyageurs préoccupés par la crise climatique se laissent tenter. C'est le cas de Thibault, 24 ans, qui a voyagé l'été dernier jusqu'en Norvège en avion.

"J'ai beaucoup hésité à réserver un vol mais l'idée de pouvoir compenser m'a aidé et m'a fait déculpabiliser", confie-t-il à BFMTV.com.

L'idée derrière ce genre d'option est que le consommateur achète un crédit équivalent à un certain poids de CO2 émis, souvent directement sur le site de la compagnie aérienne. La somme versée est alors utilisée pour financer un projet de réduction ou de séquestration d'émissions.

Parmi les options disponibles, les initiatives de plantation d'arbres ou de lutte contre la déforestation sont les plus répandues, les forêts étant généralement des puits de carbone: elles absorbent le CO2 par photo­synthèse et le stockent en dehors de l'atmosphère. Mais cocher cette case a-t-il vraiment un sens pour la planète?

Un "levier d'inaction climatique"

"À travers ces projets se construit l’idée selon laquelle il suffirait de planter des arbres pour sauver le climat", dénonce l'ONG Greenpeace, quand l'ONU Environnement met en garde contre "l'illusion dangereuse d'un correctif qui permettra à nos émissions énormes de continuer à croître".

Augustin Fragnière, expert en politiques climatiques à l'Université de Lausanne, dénonce cette logique "qui fait comme si c'était moi qui avais réduit". Le spécialiste pointe du doigt un vocabulaire trompeur pour le consommateur et préfère lui parler de "contribution" plutôt que de "compensation" ou de "neutralité carbone".

"Mon avion va forcément émettre du CO2", rappelle-t-il.

Selon de nombreux spécialistes, le système ne fonctionne que s'il s'accompagne d'une baisse des émissions en parallèle. "Il est essentiel de s'assurer que la compensation ne soit pas utilisée comme un moyen permettant aux compagnies aériennes d’amoindrir leurs efforts de décarbonation", insistait le Haut Conseil pour le climat dans son rapport sur le projet de loi Climat et Résilience.

"Il faut d'abord éviter les émissions pas nécessaires, réduire les autres et, enfin, compenser celles qu'on n'a pas pu éviter en augmentant les puits de carbone naturels", ajoute Myrto Tilianaki, chargée de plaidoyer à CCFD-Terre Solidaire.

Elle dénonce des compagnies aériennes qui, sous couvert de faire de la compensation carbone de leurs vols, ne feraient pas le nécessaire en matière de réduction des émissions de CO2. "La compensation devient un levier d'inaction climatique" pour elles, déplore Myrto Tilianaki. "On est dans un marché à somme nulle avec des gens qui émettent et d'autres qui compensent alors qu'on doit tous réduire les émissions", abonde Augustin Fragnière.

Les forêts ne sont pas une solution miracle

Et les forêts ne peuvent pas tout. Un rapport du Giec de 2021 souligne d'une part que les environnements naturels sont incapables d'absorber toutes les émissions émises par l'humanité. D'autre part, ces puits de carbone montrent des signes de saturation, c'est-à-dire que leur capacité d'absorption du CO2 diminue avec le temps, et risquent de devenir "moins efficaces". Ils ne peuvent donc pas se substituer une réduction de la pollution.

En outre, les spécialistes pointent un décalage temporel entre le moment de l'émission - quand le voyageur prend son vol - et le temps nécessaire pour que les forêts tout juste plantées absorbent réellement ce carbone.

"On émet aujourd'hui pour compenser demain", résume Myrto Tilianaki.

Toutefois, selon le Giec, il faudrait diviser environ par deux nos émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030 pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C.

D'autant que le stockage est loin d'être garanti sur le long-terme. Si la forêt brûle, si elle est finalement exploitée ou si elle arrive en fin de vie, tout le carbone séquestré repart dans l'atmosphère. La politique d'un pays peut également changer et donc les avantages environnementaux attendus d'un projet ne jamais se concrétiser.

Biodiversité, souveraineté alimentaire...

Face à ces difficultés, ce sont souvent des essences à croissance rapide qui sont favorisées, comme le pin ou l'eucalyptus, pour accélérer le rythme de stockage mais cela peut finir par poser des problèmes de biodiversité, d'assèchement des sols ou encore de vulnérabilité face au risque d'incendie.

"Il y a aussi des plantations faites sans réfléchir", estime Marine Gauthier, chercheuse à l'Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, citant l'exemple d'un "carré d'acacias planté au milieu de la savane".

"Ce n'est pas néfaste, mais ça ne sert à rien", déplore-t-elle auprès de BFMTV.com.

La chercheuse a mené des enquêtes sur des projets de compensation carbone en République démocratique du Congo. Sur place, elle dit avoir aussi constaté "des conflits entre l'allocation des concessions à des entreprises occidentales, qu'on appelle 'les cowboys du carbone', et des populations autochtones qui n'ont pas de titre foncier. "On va leur empêcher de rentrer dans les forêts alors que c'est chez eux", résume-t-elle.

"C'est du néocolonialisme vert basé sur des bonnes intentions mais sans consulter les populations et même à leur détriment", dénonce la chercheuse.

Se pose également le problème de la souveraineté alimentaire. Un rapport du Giec sur l'usage des terres précise que "le boisement à grande échelle pourrait entraîner une augmentation des prix des denrées alimentaires de 80% d'ici 2050" et qu'utiliser les terres pour la compensation pourrait se traduire par "une augmentation de la sous-alimentation de 80 à 300 millions de personnes", l'espace empiétant sur les terres aujourd'hui utilisées pour les cultures.

Certains projets sont toutefois des réussites. "Au Sénégal par exemple, j'ai vu une plantation de mangrove qui fonctionne car elle a des bénéfices pour les populations comme l'apport de poisson ou la lutte contre l'érosion des côtes", raconte Marine Gauthier.

Mieux que rien?

Mais alors, si on décide de prendre l'avion, est-ce mieux que rien de cocher la case de la compensation carbone? "C'est très difficile" de savoir si l'option promise sera mise œuvre de manière efficiente, juge Augustin Fragnière. "C'est un marché volontaire, il n'y a pas d'autorité mais seulement des organismes de certification."

En janvier, des journalistes de The Guardian, de Die Zeit et de SourceMaterial ont révélé que la norme de certification Verra, l'une des plus utilisées dans le monde, était défaillante: plus de 90% des projets n'avaient aucune valeur climatique ajoutée.

"Des procédures existent mais il n'y a pas de garantie absolue", met en garde le chercheur.

Marine Gauthier estime "dangereux de cliquer sans savoir ce qu'il va être fait" et conseille de privilégier les projets précis et détaillés. Pour le chercheur Augustin Fragnière, "il faut surtout être conscient que ça n'annule pas les conséquences du vol". Il donne alors une autre solution: donner ce montant, ou plus, à une association écologiste "pour décorréler les émissions du vol de la contribution financière".

Le virage des compagnies

Face à ces critiques, certaines compagnies changent de stratégie. C'est le cas d'Air France par exemple, qui a été accusé de greenwashing par plusieurs spécialistes, associations ou citoyens et a même été interpellé par la climatologue et membre du Giec Valérie Masson-Delmotte.

Jusqu’en décembre 2022, l'entreprise proposait à ses clients de souscrire à une option "environnement" pour compenser l'empreinte carbone de leur vol, le moins cher permettant de participer à des projets de reforestation.

Exit désormais le principe de compensation directe des émissions carbone produites par le voyage du client, Air France parle désormais d'une "contribution à la réduction des émissions de CO2 sur les futurs vols".

Auprès de BFMTV.com, la porte-parole d'Air France admet une "évolution du wording et de la communication".

"On n'est pas capable de compenser directement et intégralement un vol", concède la compagnie.

Même évolution du côté d'EasyJet. "En 2019, on n'avait pas d'autres choix alors on faisait de la compensation, aujourd'hui, on a des solutions plus efficaces pour un impact à moyen terme", assure Bertrand Godinot, directeur général d'EasyJet France. La compagnie se tourne désormais vers la modernisation de la flotte, les biocarburants ou encore l'écopilotage - des solutions là aussi contestées par les militants pour le climat.

Article original publié sur BFMTV.com