Du "Règne animal" à "The Creator", comment le cinéma puise ses meilleures idées dans la BD

À l'heure où les adaptations de comic books lassent de plus en plus, le salut du cinéma de divertissement viendra-t-il paradoxalement de la bande dessinée? Alors que le succès de Barbie et d'Oppenheimer redessine ce que doit être un blockbuster estival, le 9e art reste un précieux vivier de talents et d'idées pour une industrie qui ne sait plus faire rêver autrement qu'en recyclant ad nauseam les mêmes concepts.

Plusieurs décennies après les collaborations d'Enki Bilal, Druillet et Mœbius avec des cinéastes comme Alain Resnais (La Vie est un roman), Jean-Jacques Annaud (La Guerre du feu) et James Cameron (Abyss), la bande dessinée francophone continue de s'imposer comme la source d'inspiration principale de nombreux projets à venir.

Netflix dévoilera ainsi le 1er novembre Voleuses de Mélanie Laurent, une libre adaptation de La Grande Odalisque de Ruppert, Mulot et Bastien Vivès, une relecture contemporaine de Cat's Eyes. Neuf jours plus tard, la plateforme dégainera The Killer de David Fincher, d'après Le Tueur, une BD des années 1990 signée Matz et Jacamon.

Enfin, l'univers visuel du Règne animal, sorti mercredi dernier, a été imaginé par les dessinateurs francophones Stéphane Levallois, character designer sur la trilogie des Gardiens de la Galaxie et d'Alien Covenant, et Frederik Peeters, lui-même adapté il y a deux ans au cinéma par le maître du suspense M. Night Shyamalan.

"Il décrivait et moi je dessinais"

Thomas Cailley a également fait appel au dessinateur et storyboarder Sylvain Desprez, disciple de Mœbius et collaborateur de Ridley Scott: "Grâce à ses dessins, il m'a énormément aidé sur la façon de cadrer. Le dessin a permis de débloquer dans ma mise en scène plein de choses qui n'étaient pas du tout évidentes pour moi au départ."

"Sylvain est incroyablement fort, incroyablement rapide, c'est un truc de dingue", poursuit le réalisateur. "Je sentais quand j'arrivais à l'inspirer ou pas. Je voyais bien que quand j'avais du mal à exprimer une idée, il n'arrivait pas à travailler. En gros, quand le dessin était moche, c'était de ma faute! Ça m'a énormément aidé."

"Avoir quelqu'un qui leur recrache leurs idées, ça leur donne une caisse de résonance. Mais je n'ai pas eu l'impression d'inventer quoi que ce soit - ce qui me convient très bien. Thomas est arrivé avec une description très précise de ce qu'il voulait. Il décrivait et moi je dessinais", modère Sylvain Desprez.

"Le dessin m'a énormément aidé"

Pour ce film hybride et inclassable, à la frontière du fantastique, du burlesque, de la comédie dramatique et du récit d'initiation, Thomas Cailley s'est inspiré notamment de Black Hole de Charles Burns, classique de la BD américaine où des ados victimes d'une MST se transforment en créatures.

"Ce qui me touche dans Black Hole, c'est l'aspect hyper concret de cette histoire, qui s'inscrit dans la vie de ces adolescents. Burns mélange le fantastique à une forme de réalisme pur", salue Thomas Cailley, qui a tenté de reproduire ce même équilibre dans Le Règne animal.

Frederik Peeters, qui s'inscrit comme Sylvain Desprez dans la lignée de Mœbius, a aidé Thomas Cailley à concevoir les créatures: "J'avais été marqué par sa BD Saccage où il y a des tas de choses complètement folles: des mutations, des trucs un peu dégueu, des trucs sublimes, des couleurs dingues. Il s'autorise tout", s'enthousiasme le cinéaste.

La liberté de l'auteur de BD

C'est la liberté de l'auteur de BD, qui gravite dans une industrie "hyper artisanale", plus petite et moins contraignante que celle du cinéma, que Thomas Cailley recherchait, souligne Frederik Peeters: "Quand on confie ce type de travail à des character designers traditionnels, il y a toujours un aspect un peu autoréférencé", avec un style entre comics et manga.

"Thomas a très vite détecté ça et a voulu y échapper. Il y a une forme de liberté chez un auteur de BD puisqu'il n'est pas inclus dans un système hiérarchique et social", poursuit l'auteur de Saint-Elme.

"C'est une sorte d'hybride comme dans Le Règne animal: un être un peu sauvage, un peu extérieur au monde, qui apporte quelque chose de rafraîchissant (à l'industrie cinématographique)."

Peeters a conçu des centaines de dessins pour aider le réalisateur à mettre en image les mutations - et notamment celle de Fix, l'homme-oiseau: "L'idée était d'en faire volontairement trop (car) il fallait trouver des solutions pour deux choses compliquées à montrer à l'écran: comment faire surgir un bec et des pattes sur un corps humain."

Sous l'influence de "One Piece"

Le manga n'est pas en reste dans ce processus créatif. The Creator, en salles depuis le 27 septembre, cite pêle-mêle Akira, Ghost in the Shell et Gunnm. Et en mai dernier, Les Gardiens de la Galaxie Vol. 3 avait frappé les amateurs du genre par sa ressemblance avec One Piece (entre deux clins d'œil à des séries Z comme L'Île du docteur Moreau).

Comme dans le manga d'Eiichiro Oda, "les flashbacks transforment l'histoire d'un personnage jugé grotesque en pure tragédie", analyse Renaud Besse, scénariste et rédacteur en chef du site spécialisé Cinématraque: "Cette mécanique n'est pas si courante dans ce cinéma de divertissement et fait tout de suite penser à One Piece."

"Évidemment, Les Gardiens de la Galaxie Vol. 3 s'appuie sur l'univers cosmique de Marvel, qui est déjà très riche. Mais en termes de structure narrative, ça ressemble davantage à un arc de One Piece: les héros se réunissent pour sauver leur camarade puis ils se retrouvent sans le vouloir à sauver tout un peuple opprimé."

Avec ses personnages de hors-la-loi au grand cœur, réunis pour sauver Rocket d'une mort certaine, et son propos gentiment révolutionnaire, l'ultime aventure des Gardiens de la Galaxie fait tout particulièrement penser à Impel Down, l'un des passages les plus poisseux du manga, où Luffy doit sauver Ace d'une prison où il doit être exécuté.

"La BD infantilise le cinéma"

Plus généralement, la culture japonaise est devenue en l'espace de quelques années l'une des sources principales d'inspiration des blockbusters hollywoodiens. Michael B. Jordan, qui avait demandé à être habillé comme Végéta de Dragon Ball dans Black Panther, a cité Naruto comme modèle des combats de Creed III.

Même le très cérébral Denis Villeneuve a truffé son Blade Runner 2049 de références à des animes cultes comme Cowboy Bebop et L'Irresponsable capitaine Tylor. Perfect Blue et Paprika, deux classiques de l'animation japonaise signés Satoshi Kon, ont aussi inspiré des scènes clefs d'Inception, Requiem for a dream et Black Swan.

Jordan Peele a par ailleurs confirmé avoir été influencé par Neon Genesis Evangelion pour Nope. Ce western moderne, qui multiplie les références à Full Metal Alchemist, Akira et Junji Ito, brasse les mêmes thématiques que la série animée de Hideaki Anno, du poids du deuil à la dépression en passant par l'emprise de religion qui aveugle.

Pour autant, le 9e art ne sauvera pas le 7e art, estime Sylvain Desprez: "Quand je vois un film, j'ai envie de voir un film! Je n'ai pas envie de voir une allusion à la BD. La BD infantilise le cinéma, le schématise trop. C'est normal après tout: la BD a été pensée dans un format différent du cinéma pour une raison bien précise..."

En mal d'inspiration, le cinéma de divertissement regarde aussi du côté du jeu vidéo. Déjà très inspiré par Hollywood, la licence culte Metal Gear Solid a ainsi infusé dans tout le cinéma d'action récent, de Mourir peut attendre à Tenet en passant par Mission Impossible Dead Reckoning.

Article original publié sur BFMTV.com