Présidentielle charnière en Afghanistan

par Maria Golovnina et John Chalmers

KABOUL (Reuters) - Des millions d'Afghans sont appelés à élire samedi un nouveau président, partagés entre la crainte des attentats islamistes et l'espoir de tourner une nouvelle page à un moment charnière de l'histoire du pays.

Avec le retrait des forces étrangères à la fin de l'année se fermera le long chapitre de l'occupation américaine et des deux mandats d'Hamid Karzaï après la chute des taliban en 2001.

Les "étudiants en religion" cherchent désormais à ôter toute légitimité aux élections à venir, avec l'objectif ultime de reprendre le pouvoir à Kaboul, comme en 1996.

Malgré les attaques de plus en plus nombreuses de la milice islamiste à l'approche du scrutin, malgré la fragilité du processus, des électeurs font preuve d'un optimisme à toute épreuve, comme Abdul Wali, directeur d'un lycée de Kandahar qui servira de bureau de vote.

"Je suis très heureux, très excité", dit-il. "La principale crainte, c'est la fraude, et nous faisons tous notre maximum pour l'empêcher."Selon l'Afghanistan Analysts Network, le nombre d'électeurs est estimé de 10 à 12 millions mais 21 millions de cartes d'électeurs ont été imprimées.

DES MOIS D'ATTENTE

Il faudra en outre des mois - peut-être jusqu'à octobre en cas de second tour - pour connaître le nom du nouveau chef de l'Etat.

Six semaines seront déjà nécessaires pour annoncer le résultat du premier tour, le temps que 3.000 ânes rapatrient vers Kaboul les bulletins de vote en provenance des zones montagneuses les plus difficiles d'accès.

Les vaincus pourraient ensuite contester les chiffres, arguant de la violence - on estime que 10% au moins des bureaux de vote seront fermés pour raisons de sécurité.

La plupart des observateurs étrangers ont déjà décidé de quitter le pays après l'attaque d'un hôtel du centre de Kaboul le 20 mars.

La mission dépêchée par l'Union européenne est la seule délégation importante restée sur place après l'attaque perpétrée contre l'hôtel Serena, où résidaient la plupart des observateurs étrangers.

Si aucun candidat n'obtient 50% des voix, un second tour aura lieu le 28 mai, prolongeant encore de plusieurs semaines l'issue du vote.

Un tel délai laissera peu de temps à Kaboul et Washington pour conclure un pacte de sécurité permettant le maintien d'un contingent de 10.000 soldats américains en Afghanistan après 2014, après le départ des dernières troupes de l'Otan - essentiellement américaines - aujourd'hui fortes de 23.500 hommes. Hamid Karzaï rejette ce pacte mais les trois principaux candidats à sa succession se sont engagés à le signer.

Sans ce pacte, les bien fragiles forces afghanes seront livrées à elles-mêmes pour combattre les miliciens islamistes.

L'incertitude quant à l'issue de la présidentielle pourrait également bloquer l'octroi d'une aide étrangère vitale pour le pays, nourrir les tensions ethniques et laisser un vide politique où pourraient s'engouffrer les taliban.

"Le gouvernement ne serait pas capable de se mobiliser efficacement pour contrer l'insurrection", prédit Franz-Michael Mellbin, le représentant spécial de l'Union européenne en Afghanistan.

TROIS GRANDS CANDIDATS

La somme des enjeux et menaces pourrait conduire les candidats les plus en vue à envisager un accord pour éviter un second tour et une élection à rallonge.

"Nous n'excluons pas d'autres scénarios, mais le plus probable, c'est une élection à un tour sans longue période d'incertitude", expliquait l'un des trois favoris, Abdullah Abdullah, à des journalistes cette semaine.

Même si aucune enquête d'opinion n'est jugée fiable, Abdullah Abdullah, ophtalmologue de formation et ancien candidat contre Karzaï en 2009, est fortement soutenu par l'ethnie tadjike, particulièrement représentée dans le nord du pays.

Ashraf Ghani Ahmadzaï, un anthropologue, et Zalmay Rassoul, ancien ministre des Affaires étrangères, ses deux grands rivaux, se disputeront les voix de leur ethnie pachtoune majoritaire.

Beaucoup pensent qu'Hamid Karzaï, sorti de l'anonymat par le gouvernement de George W. Bush après la chute des taliban fin 2001, voudra continuer à tirer les ficelles. Il n'a publiquement pris parti pour aucun candidat mais Zalmay Rassoul est l'un de ses proches.

Mëme si le départ de Karzaï marquera un tournant pour l'Afghanistan, les diplomates occidentaux ne s'attendent pas à voir son successeur opérer un changement de cap radical. Les trois principaux candidats sont tous issus du même moule, ayant construit leur carrière politique au début du mandat de chef de l'Etat sortant.

"C'est un jeu politique joué par les hommes politiques mais ce sont les gens ordinaires qui en paient le prix", se désole Mohammad Shafi, propriétaire d'un restaurant à Jalalabad, dans l'est du pays.

(Avec Hamid Shalizi à Jalalabad et Jessica Donati à Kandahar; Jean-Stéphane Brosse pour le service français)