Comment (et pourquoi) la politique française s’est démonétisée - ENQUÊTE

L’Assemblée nationale, de nuit. Illustration. (Photo by PHILIPPE LOPEZ / AFP)
PHILIPPE LOPEZ / AFP L’Assemblée nationale, de nuit. Illustration. (Photo by PHILIPPE LOPEZ / AFP)

POLITIQUE - La scène se passe dans un ministère important du gouvernement d’Emmanuel Macron, au mois d’avril 2023. Dans le couloir, une poignée de journalistes, le ministre et deux de ses conseillers : un nouveau, la soixantaine et un ancien, la trentaine, qui célèbre son dernier jour. Il ne semble jamais avoir été aussi heureux : « Je n’ai pas pris de vacances depuis deux ans, je vais faire le tour du monde avec mon mari ». « Il n’y a pas de vacances quand on est en cabinet », rétorque sèchement le ministre.

« J’ai trop manqué à ma famille et elle m’a trop manqué. C’est à elle que je veux consacrer mon énergie » - Julien Denormandie, ancien ministre d’Emmanuel Macron.

En mai 2022, après huit ans au côté d’Emmanuel Macron, dont cinq comme ministre, Julien Denormandie, en pleine ascension et pressenti pour entrer à Matignon, jette l’éponge, à la surprise générale, après la réélection de son mentor. « C’est le choix du cœur : j’ai trop manqué à ma famille et elle m’a trop manqué », justifie-t-il. Il rejoint la start-up Sweep qui aide les entreprises à réduire leurs émissions carbone et s’en explique à Réussir.fr : « L’engagement n’est pas que dans la sphère publique, il peut aussi être dans la sphère associative ou privée ».

Dans son dos, les plus anciens ont une autre explication : « Dans le privé, tu bosses 35 heures, t’es payé le triple, tu vois ta femme et tes gosses, tu n’es pas emmerdé le week-end et tu n’es pas déconsidéré », décrypte un proche d’Emmanuel Macron.

« Matignon ? Ça ne se refuse pas » - Ségolène Royal, ex-candidate à la présidentielle désormais chroniqueuse chez Hanouna.

La politique semble perdre de sa superbe aussi bien pour le rythme qu’elle impose à ceux qui en vivent que pour sa difficulté à changer les choses. En 2022, Emmanuel Macron peine à trouver une successeure à Jean Castex. Au moins deux femmes refusent d’être Première ministre. Véronique Bédague, PDG de Nexity s’en explique à Challenges : « Je ne suis pas une femme publique, je n’aime pas ça ». Et Valérie Rabault, présidente du groupe socialiste à l’Assemblée, pour désaccord politique.

« Autrefois, on parlait du Premier ministre comme du collaborateur du président, j’ai l’impression qu’aujourd’hui on est celui ou celle du secrétaire général de l’Élysée, avance Benoît Hamon, ancien ministre de François Hollande, en guise d’explication. « C’est un poste plus précaire et aux marges de manœuvre plus réduites que jamais », affirme le directeur général de l’ONG Singa.

Refuser Matignon ? François Hollande « n’a jamais vu ça », à part Louis Gallois « qui préférait rester chef d’entreprise et qui a pu sauver Peugeot ». « Ça ne se refuse pas », pense alors tout haut Ségolène Royal sur BFMTV qui fait presque une offre de service, désormais chroniqueuse chez Cyril Hanouna.

Fuites des talents vers le privé, la télé et le secteur culturel

Ce n’est pas la première à avoir troqué les couloirs du pouvoir pour ceux des télévisions. Depuis 2012, Roselyne Bachelot, Jean-Pierre Raffarin, Gaspard Gantzer ou Aurélie Filippetti ont emprunté ce chemin. Une nouveauté, à l’image d’une société où les carrières sont moins linéaires et les reconversions à la mode ? Ou le signal que la politique n’est plus aussi attractive qu’avant, démonétisée ?

Si l’idée de ne pas faire « toute sa carrière en politique » et la nécessité « de voir autre chose » s’impose, cette fuite des cerveaux interroge. « Les meilleurs sont partis, confirme une ancienne militante socialiste aujourd’hui investie dans une organisation féministe. On préfère changer la vie ailleurs ».

« Tu as plus de marges de manœuvre quand tu travailles chez Facebook, Google ou Amazon où les profits sont croissants plutôt qu’à Bercy où tu gères ton endettement » - Gaspard Gantzer, ancien conseiller en communication de François Hollande à l’Élysée.

Car ce ne sont pas que des profils en fin de carrière qui s’éloignent des ors de la République. À l’image de ces anciens conseillers de l’ombre talentueux qui peuplent aujourd’hui… les institutions culturelles. Romain Pigenel, 41 ans, normalien, après avoir été le conseiller de Hollande à l’Élysée, file à l’Institut du Monde arabe en 2019 ; Stéphane Sitbon-Gomez, 36 ans, conseiller spécial de Cécile Duflot pendant huit ans, aujourd’hui numéro 2 de France Télévisions ; ou l’ex-directeur de cabinet de Brigitte Macron à l’Élysée et conseiller spécial du président, Pierre-Olivier Costa, qui a pris la tête du Mucem à Marseille.

L’ex-conseiller de François Hollande, Gaspard Gantzer, remarque que ses « meilleurs camarades de l’ENA sont tous dans le privé », dans les entreprises du numérique ou les mastodontes internationaux. « Tu as plus de marges de manœuvre quand tu travailles chez Facebook, Google ou Amazon où les profits sont croissants plutôt qu’à Bercy où tu gères ton endettement », estime celui qui a monté son agence de communication.

« Je lutte plus contre le racisme en bossant chez L’Oréal qu’en restant au gouvernement » - Un conseiller de l’exécutif du premier mandat d’Emmanuel Macron

Comme un sentiment que le pouvoir ne serait plus en politique. « Je lutte plus contre le racisme en bossant chez L’Oréal qu’en restant au gouvernement », rapporte un conseiller de l’exécutif sous Jean Castex. « Quand on voit que Carrefour propose un congé endométriose et fausse couche à ses salariées, c’est à se demander si on ne fait pas plus de politique auprès des entreprises. Ça dépend de quelle politique on parle… », abonde l’une de ses successeures sous Élisabeth Borne.

La HATVP dans le viseur

Parmi les motifs de découragement pour beaucoup de personnes interrogées : la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Créée sous François Hollande en 2013, en réponse à l’affaire Cahuzac, cette autorité indépendante a pour but de prévenir les conflits d’intérêts et de veiller au non-enrichissement personnel.

Nombreux sont les conseillers à évoquer des règles « absurdes », « déconcertantes » ou encore « repoussantes » de la HATVP. Toute personne au sein d’un cabinet ministériel est soumise à ses validations avant et après son entrée en fonction. Un délai qui peut durer deux mois. « C’est une éternité. Beaucoup ne veulent plus quitter une situation bien au chaud dans le privé, de peur de ne pas retrouver de job à la sortie. Le risque est qu’il ne reste plus que des juniors et des fonctionnaires », prévient un conseiller, tout en reconnaissant des avantages à cette moralisation.

« La vie politique est beaucoup plus clean que sous Mitterrand et Pasqua », admet un député Renaissance, tout en critiquant le fonctionnement de la HATVP sur la publication du patrimoine des ministres. « Dans l’opinion, si on ne déclare pas assez, on est accusé de mentir et si on déclare trop on est un salaud. C’est très bien que les politiques soient surveillés comme le lait sur le feu, mais pourquoi le rendre public ? », s’interroge-t-il, dubitatif aussi sur la prévention des conflits d’intérêts. « Pour ne pas avoir de conflit d’intérêts, il faut avoir vingt ans, ne pas être marié, ne pas avoir d’enfants et être orphelin », ironise-t-il à peine.

« Heureusement qu’on a encadré les allers-retours entre les banques et Bercy ou la Santé et les labos ! », s’étrangle un artisan de cette réforme quand il entend les critiques. « Le sens de la politique, c’est de servir. Donc si on a du mal avec ça, il faut faire autre chose. C’est comme un médecin qui en aurait marre des malades. Dans ce cas, mieux vaut aller vendre des gaufres sur le vieux port », abonde, agacé, un directeur de cabinet sous Macron.

« On fait tout pour dégoûter les gens de faire de la politique. On assiste à une paupérisation des profils et des compétences » - Un député Renaissance

« Les règles du jeu se sont durcies. La vie de chaque député, ministre ou conseiller est décortiquée par la Haute autorité. Ils travaillent énormément sans forcément avoir beaucoup de pouvoir », appuie Gaspard Gantzer qui constate une « juniorisation des profils ». « Il y a quelque temps, on ne devenait pas directeur de cabinet avant 50 ans, aujourd’hui ils le sont à 30, ça en décourage plus d’un… ». « On fait tout pour dégoûter les gens de faire de la politique. On assiste à une paupérisation des profils et des compétences », assure le député macroniste.

À Sciences Po, une campagne présidentielle atone

De quoi s’inquiéter d’un manque de vocations ? La crise que traversent « les élus préférés des Français » est un signal. Violentés, débordés, privés de responsabilités ou mal considérés, 1283 maires ont quitté leurs fonctions depuis 2020. Plus de 12 000 élus locaux ont rendu leur écharpe sur la même période selon l’Association des maires de France (AMF) et 55 % des maires ne souhaitent pas se représenter en 2026 selon l’Ifop.

Un phénomène qui a des conséquences au-delà des travées du pouvoir. C’est ce professeur d’une grande école de journalisme qui constate, lors des oraux d’admission, qu’« il y a de moins en moins de candidats qui veulent être journalistes politiques ». « Et quand il y en a, ils sont plutôt à droite ou à l’extrême droite ». Ou cet élève de Sciences Po qui s’étonne, en pleine campagne présidentielle 2022 de l’ambiance atone. « Il ne se passe rien, pas de débats, pas de tracts, rien ».

« La politique devrait être réhabilitée, mais on est sans doute le pays le plus politique du monde » - Clément Léonarduzzi, ex-conseiller d’Emmanuel Macron

« La politique devrait être réhabilitée », estime l’ex-conseiller spécial d’Emmanuel Macron Clément Léonarduzzi. « Il faut beaucoup de courage et d’engagement pour s’engager devant les Français aujourd’hui, entre responsabilités accrues, judiciarisation croissante, exposition permanente et augmentation des violences », observe le vice-président de Publicis qui trouve que « la question de la rémunération mérite aussi d’être posée, notamment à l’échelon local ». Pour autant, l’un des stratèges de la victoire d’Emmanuel Macron en 2022 reste optimiste : « Quel autre pays parle politique 24 heures/24 ? Quel autre pays consacre autant de pages politiques dans ses quotidiens ? On est sans doute le pays le plus politique du monde… »

Au Festival de journalisme de Couthures (Lot-et-Garonne), le 15 juillet dernier, un jeune homme du public prend la parole. « Le niveau a baissé en politique, il n’y a plus de grands discours. Le dernier, c’est celui de Villepin contre la guerre en Irak, comment l’expliquer ? » Sur scène, l’ancien patron de Radio France et ministre de François Mitterrand Jean-Noël Jeanneney et le journaliste David Pujadas partagent la même analyse : « Autrefois, les grands hommes étaient aussi des écrivains. Aujourd’hui, l’éloquence parlementaire nourrie de cette culture littéraire a beaucoup périclité ». La littérature comme remède.

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