Pourquoi Boulogne-Billancourt est "une école du rap français"
C'est entre les immeubles au design futuriste du quartier Pont-de-Sèvres et de la place Haute, à Boulogne-Billancourt, que de grands noms du hip-hop hexagonal - les Sages Poètes de la Rue, Kohndo, LIM, Salif, Booba - font leurs armes depuis près de 30 ans.
Afin de retracer l'histoire, la singularité et l'influence de cette scène rap du 92, l'auteur Nicolas Rogès a passé près de deux ans à enquêter sur le terrain à la rencontre des principaux acteurs et figures de l'ombre qui ont contribué à l'émergence de ce mouvement musical.
Plus de 1000 anecdotes et 50 témoignages et récits regroupés dans un livre: Boulogne: une école du rap français, publié ce mercredi 3 avril aux éditions JC Lattès, pour lequel s'est confié l'écrivain au micro de BFMTV.com.
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Influences outre-Atlantique
Amateur de hip-hop américain, l'auteur et journaliste Nicolas Rogès découvre le rap de Boulogne-Billancourt sur le tard, au début des années 2000, notamment grâce à son intérêt pour le rap new-yorkais, source d'inspiration majeure des artistes du quartier Pont-de-Sèvres à l'époque.
"En France, ce qui me rappelait le plus la mouvance de la scène new-yorkaise, ce rap qui disait à la fois des choses intéressantes mais qui était aussi très fort sur la forme, avec des samples de jazz, de funk, de soul, c'était les Sages Poètes de la rue", affirme-t-il.
En s'intéressant à ce groupe pionnier de la ville des Hauts-de-Seine, composé de Zoxea, Dany Dan et Melopheelo, Nicolas Rogès est amené à découvrir d'autres rappeurs de cette scène tels que LIM, Kohndo, Salif ou encore Booba. Rapidement, l'auteur, originaire de Grenoble, réalise que tous ces artistes ont un point commun: ils viennent de Boulogne-Billancourt.
Écrire sur l'histoire de cette scène et de ces figures majeures devient alors une "évidence" pour Nicolas Rogès. "C'est quand même incroyable qu'autant d'artistes du rap français et de la musique française aient émergé dans la même ville voire dans le même quartier et je voulais comprendre pourquoi", assure-t-il.
Besoin de représentation
Au milieu des années 90, alors que le rap français est géographiquement dominé par la Seine-Saint-Denis (NTM), Paris (Assassin), Marseille (IAM) ou par le Val-de-Marne (MC Solaar), les Sages Poètes de la rue, trio composés des deux frères Zoxea et Melopheelo et de Dany Dan, souhaite placer Boulogne-Billancourt et les Hauts-de-Seine sur la carte du rap hexagonal.
Comme le raconte Nicolas Rogès dans son livre, les Sages Poètes de la rue et de nombreux futurs rappeurs boulonnais à l'époque, se retrouvent dans les quartiers populaires de Boulogne-Billancourt (Pont-de-Sèvres, place Haute...) du fait de leurs familles, venues s'installer dans la ville du 92 en quête d'un emploi, notamment dans les usines Renault construites à proximité.
Perdus au sein de la population plutôt bourgeoise des Hauts-de-Seine, département le plus riche d’Île-de-France - Zoxea, Melopheelo, Dany Dan et leurs pairs se regroupent rapidement autour d'une même passion, le rap, notamment américain, qu'ils découvrent à la télévision.
Pour imposer un style propre aux quartiers du Pont-de-Sèvres et de la place Haute, les Sages Poètes de la rue fédèrent d'autres adeptes dans leur entourage. "À Boulogne, on avait ce truc où on voulait toujours être le meilleur et se dépasser", se souvient Zoxea, interrogé par Nicolas Rogès dans son ouvrage.
"Je me rappelle qu'on organisait des sortes de joutes verbales avec tous les membres du Beat de Boul, Mo'vez Lang, Malekal morte, Lunatic, Sir Doum's, Salif, Exs... Et je pense que cette compétition saine nous a permis de nous démarquer", ajoute Zoxea.
Alliance entre fond et forme
Présenté comme une véritable école, avec ses professeurs et ses codes, le rap de Boulogne se différence également à l'époque, selon Nicolas Rogès, des autres scènes grâce à sa technique et à sa plume, réputée pour être riche en images et en métaphores et héritée des inspirations d'outre-Atlantique.
"Quand t'écoutes les textes des Sages Poètes de la rue, de Booba, de Salif... il y a quelque chose de très fort dans la façon dont ils racontent les choses. Il y a peut-être d'autres artistes qui ont raconté sensiblement les mêmes choses, mais pas de la même manière", affirme Nicolas Rogès.
Dans son ouvrage, l'auteur raconte par exemple que le rappeur Zoxea donnait dans les années 90 des cours de rap aux jeunes sur la place Haute (dont Booba) et mettait un point d'honneur à ce que ses élèves maîtrisent la technique et aient une écriture riche en métaphores, assonances, allitérations et rimes multisyllabiques.
"Cette alliance entre le fond et la forme est pour moi fascinante et assez unique dans le rap en France", ajoute Nicolas Rogès.
"Éternel recommencement"
Si Boulogne-Billancourt n'est aujourd'hui plus autant un centre névralgique du rap français et un tremplin de talents qu'à ses débuts, l'impact de son histoire "reste vif, même près de trente ans après son avènement", précise Nicolas Rogès dans l'introduction de son ouvrage.
En témoignent les jeunes artistes de la ville, tels que Tuerie ou Tissmey, cités par l'écrivain dans son livre, qui sont encore prêts à faire résonner haut et fort la singularité et la technicité de la plume de la place Haute.
"S'ils ont un positionnement artistique assez différents, Tuerie ou Tismey, m'ont assuré avoir un profond respect pour l'endroit d'où ils viennent et ce qu'on fait les autres artistes avant eux", indique Nicolas Rogès.
Et cet héritage ne se limite pas qu'aux rappeurs de Boulogne selon Nicolas Rogès. "Dans son dernier album, Benjamin Epps, qui une des têtes d'affiche du rap francophone aujourd'hui mentionne Melopheelo et fait une référence à un texte de Zoxea", précise l'auteur.
Il conclut: "ça veut dire que les artistes de Boulogne ont eu un vrai impact et continuent d'influencer plein d'artistes et de générations différentes. C'est une belle histoire d'éternel recommencement."