Le port du masque change-t-il notre regard?

Des piétons masqués à Bordeaux le 15 août 2020 (photo d'illustration) - Mehdi Fedouach-AFP
Des piétons masqués à Bordeaux le 15 août 2020 (photo d'illustration) - Mehdi Fedouach-AFP

Les yeux dans les yeux. Avec la généralisation du port du masque imposé par la pandémie de covid-19, fini le sourire adressé à un ou une inconnue qui vous laisse courtoisement passer ou vous retient la porte. Mais d'ailleurs, ce petit pli au coin des yeux était-il un signe de sympathie ou au contraire une moue boudeuse?

Pas facile de s'exprimer et de se comprendre d'un regard. "C'est la combinaison des yeux et de la bouche qui permet une pleine communication", indique à BFMTV.com Olivier Relier, médecin généraliste auteur du Nouveau manuel de morphopsychologie. Ce serait notamment les expressions de la bouche qui permettrait à l'émetteur de vérifier que son message a bien été intégré par son interlocuteur.

"L'impression de ne pas avoir été sympa"

Marie (qui a souhaité changer de prénom), une Parisienne de 34 ans, remarque "qu'il faut en faire beaucoup plus avec son corps, ses bras ou ses mains", témoigne-t-elle pour BFMTV.com. "Je me suis fait cette réflexion après avoir été interpellée dans la rue par des militants associatifs. D'habitude, je réponds poliment et décline en ajoutant un sourire." Mais port du masque oblige, elle a cette fois eu "l'impression de ne pas avoir été sympa", s'inquiète-t-elle. "Ils n'ont pas vu que je leur souriais, du coup ils n'ont pas perçu ce petit geste de gentillesse."

Le port du masque "perturbe toutes nos habitudes de communication, aussi bien verbale que non verbale", analyse pour BFMTV.com Fabienne Martin-Juchat, professeure en sciences de la communication à l'Université Grenoble-Alpes. Selon cette universitaire, tous les sens étant connectés les uns aux autres, perturber l'un d'entre eux aurait inévitablement des répercussions sur les autres.

"On a tous déjà plus ou moins eu l'impression que, depuis que l'on porte le masque, on voit moins bien et l'on entend moins bien. C'est tout à fait normal, la communication étant polysensorielle, cette perturbation impacte tous les autres sens. Ce n'est pas anodin."

Particulièrement pour celles et ceux qui avaient l'habitude d'ajouter un sourire pour se saluer ou échanger quelques mots. "La rencontre avec autrui est toujours une prise de risque, poursuit Fabienne Martin-Juchat, également auteure de L'Aventure du corps, à paraître à l'automne. Nous avons donc des stratégies pour désamorcer le sentiment d'agression. Ce sont des règles de politesse qui signifient ‘je suis bienveillant à ton égard’. Et pour certains, c'est le sourire."

"Faire en sorte que mes yeux sourient"

C'est le cas de Sarah (qui a souhaité que son prénom soit modifié), une Parisienne de 35 ans, qui craint que ses relations ne se rafraichissent. Le sourire "qui apporte de la légèreté dans nos rapports au quotidien", celui échangé "lorsque l'on cède sa place dans le métro ou quand un automobiliste nous laisse passer" lui manque. "C'est quand même un bel outil, le masque nous en prive", raconte la jeune femme à BFMTV.com. Elle en est presque à forcer les expressions de son visage "pour faire en sorte que mes yeux sourient". Enseignante dans le supérieur, elle envisage ainsi de se tourner vers des masques transparents, notamment pour la rentrée universitaire.

"Les premiers cours sont très importants. C'est là que l'on rencontre les étudiants. On essaie de les mettre à l'aise, de créer du lien, le sourire favorise tout cela. Un étudiant perdu, ça se lit sur son visage, on répète, on reformule. Avec un masque, ce sera dur."

Mais pour la spécialiste des sciences de la communication Fabienne Martin-Juchat, la disparition du sourire n'est pas forcément une mauvaise chose. "Je connais des personnes qui sont tout à fait ravies de ne plus avoir à afficher constamment un sourire mécanique, ajoute Fabienne Martin-Juchat. Notamment pour faire croire à son interlocuteur qu'on est content de le voir alors que ce n'est pas le cas!"

Comme Agnès*, 44 ans, enseignante dans le secondaire en Seine-et-Marne, bien contente de ne plus avoir à "faire la petite comédie" de la distribution de sourires lorsqu'elle croise connaissances ou collègues. Pourtant, elle aussi regrette que les signaux soient désormais brouillés, notamment avec ses élèves. "Il manque toute la communication non verbale qui fait le charme de notre métier", pointe-t-elle pour BFMTV.com.

"J'ai senti un regard pressant"

Si le port du masque impose de trouver de nouveaux stratagèmes pour communiquer, un autre phénomène est apparu avec la généralisation du port du masque: l'impression d'être davantage dévisagé.

Ce qu'a remarqué Maëva (qui a souhaité changer de prénom), une Parisienne de 37 ans, qui assure ainsi n'avoir "jamais autant été regardée" depuis son retour de vacances et sa reprise du travail dans une capitale entièrement masquée. Une sensation loin d'être agréable.

"Il y a quelques jours, je déjeunais en terrasse avec une collègue, se souvient-elle pour BFMTV.com. Un homme était installé à une table derrière nous. J'ai senti un regard pressant, déstabilisant, perturbant. J'en ai été tellement mal à l'aise que j'ai remis mon masque pour me cacher."

Les jours suivants, la situation se reproduit à plusieurs reprises alors qu'elle marche dans la rue ou circule à vélo. "Il y a même un homme qui n'a pas hésité à se retourner franchement sur mon passage, j'ai fini par me demander ce que j'avais. Ou alors est-ce qu'il pensait que je ne le voyais pas parce qu'il portait un masque?" s'interroge-t-elle.

Mêmes impressions déplaisantes pour Léa (qui a elle aussi souhaité que son prénom soit modifié), une Parisienne de 38 ans, pour qui, il n'y a pas de doute, les regards se font "plus insistants" et "plus décomplexés" ces derniers temps. "J'ai même été suivie deux fois le soir en rentrant chez moi, témoigne-t-elle pour BFMTV.com. J'ai dû faire tout un tour et changer d'itinéraire, j'ai flippé."

L'anonymat du masque

Ursula Lemenn, porte-parole de l'association Osez le féminisme, confirme cette tendance. "Depuis le déconfinement, on a observé un effet de décompensation avec une recrudescence des agressions et du harcèlement de rue", déplore-t-elle pour BFMTV.com. Bruits de bouche, remarques et insultes, femmes qui se font suivre, "c'est la même chose qu'avant, sauf qu'il y en a plus", ajoute la féministe, sans avoir toutefois pu mesurer le phénomène. "Pour les agresseurs, le masque ajoute un effet d'anonymat et d'impunité", dénonce Ursula Lemenn.

Pour Marie-Claire Villeval, directrice de recherches au CNRS qui mène actuellement une étude sur les effets au quotidien de la distanciation sociale, il n'est pas étonnant que le masque créé un sentiment d'impunité. "Avec le masque, on est moins reconnaissable, on sait qu'on sera moins trahi par un sourire ou une grimace, observe-t-elle pour BFMTV.com. Le masque apparaît ainsi comme une barrière derrière laquelle on peut se cacher."

Au-delà de la question du harcèlement, une autre difficulté se présente: la difficulté à reconnaître les visages. Maëva, qui évoquait un peu plus haut les regards insistants dont elle disait avoir été la cible, se demande par ailleurs dans quelle mesure elle n'aurait pas, elle aussi, scruté quelqu'un avec insistance.

"J'y ai réfléchi et il se pourrait que j'aie moi aussi dévisagé un homme, croyant que c'était une connaissance. Au final ce n'était pas lui mais il s'est passé quelques instants durant lesquels j'essayais de le reconnaître. Mais dans mon regard, il n'y avait rien de malsain ou de cette espèce de séduction que j'avais ressentie."

Étrangeté et quiproquo

Rien d'étonnant pour Marie-Claire Villeval, pour qui le fait d'être privé d'une partie du visage peut tout à fait conduire à ce type de situation. "On force le regard, on insiste pour garder le contact avec les yeux, la difficulté est de retrouver le bon décodage." D'autant que, comme le note le sociologue David Le Breton, professeur à l'université de Strasbourg, la seule expression des yeux serait loin d'être suffisante pour décrypter l'intention ou les émotions de son interlocuteur.

"Un pli au front, cela peut aussi bien être un signe d'agacement ou de colère, considère-t-il pour BFMTV.com, également auteur de Des visages: essai d'anthropologie. On ne peut plus suivre sur le visage de l'autre la résonnance de nos propos. Le masque nous rend méconnaissable et introduit un élément d'étrangeté et d'inquiétude dans nos échanges."

D'où le risque de malentendus et quiproquos. "On dit souvent que beaucoup de choses passent par le regard, rappelle pour BFMTV.com Fanny Parise, anthropologue et chercheuse associée à l'Université de Lausanne. Mais en réalité, cela passe par l'analyse de nombreux éléments." Comme la voix, l'attitude ou les expressions du visage. Privé de ce contexte, difficile de déchiffrer les intentions.

"Cela pourrait amener à surinterpréter un regard selon nos propres croyances et nos propres peurs. Et à terme, si la situation perdure, créer davantage de distance entre les individus."

Article original publié sur BFMTV.com