« Il a pillé mon compte en banque » : les violences économiques, au cœur des violences conjugales

Les violences économiques sont l’une des formes insidieuses des violences conjugales.
Jason Dean / Getty Images Les violences économiques sont l’une des formes insidieuses des violences conjugales.

VIOLENCES - Pendant plus de quinze ans, Isabelle* a été mariée à un homme très riche. Au moment de leur rencontre, ils travaillent tous les deux dans la finance, mais rapidement son mari la convainc de quitter son emploi pour s’occuper des enfants. L’isolement s’installe alors peu à peu et, avec lui, une situation de dépendance financière. Isabelle n’a plus de cartes bleues à son nom, ni aucune maîtrise sur les finances du couple. « J’appelais ma vie ‘la prison dorée’, parce que je ne pouvais décider de rien, raconte la quadragénaire. On ne faisait que ce que lui voulait, il avait une phrase récurrente : “C’est celui qui paye qui décide”. »

Aujourd’hui séparée de son ex-mari, Isabelle raconte avoir subi des années de violences psychologiques et, à plusieurs reprises, physiques. Au cœur de cette emprise : une forte dépendance économique, comme pour de nombreuses femmes dans sa situation. Selon Migueline Rosset, avocate spécialisée en droit de la famille, « 80 % des dossiers comportant des violences conjugales [qu’elle] traite, comportent des violences économiques ».

La « prison » qu’Isabelle évoque, c’est ce que décrit le chercheur américain Evan Stark, à l’origine du concept de contrôle coercitif. « Ça permet de comprendre comment fonctionne une relation qui est marquée par la violence », explique Laurène Daycard, journaliste et autrice de Nos absentes : à l’origine des féminicides. « Evan Stark parle d’une prise en otage de l’intime : le conjoint agresseur, le plus souvent un homme, enferme sur quelques mois, parfois sur des années, sa victime dans une cage dont les barreaux sont, la plupart du temps, invisibles. » Ces « barreaux » prennent plusieurs formes : violences verbales et psychologiques, stratégies de microrégulations du quotidien, violences physiques… « Et ça peut effectivement passer aussi beaucoup par le contrôle financier », confirme Laurène Daycard.

Des violences insidieuses

Cet aspect des violences intrafamiliales commence à être pris en compte dans les politiques publiques, mais a longtemps été négligé, car en décalage avec l’image que l’on se faisait de ces violences : « Ce n’est pas comme ce qu’on décrit à la télé ou dans les films, tous les auteurs ne sont pas violents physiquement », explique Sophie Tellier, médecin légiste à la Maison des Femmes de Saint-Denis (93), une unité pluridisciplinaire spécialisée dans la prise en charge des femmes victimes de violences.

Pour elle, « les violences économiques font partie des choses très insidieuses qui peuvent se mettre en place dans un couple. L’objectif pour l’auteur est de rendre complètement dépendante et de mettre sous emprise sa victime. Ça peut passer par empêcher l’accès à un compte bancaire personnel, contrôler les dépenses, vérifier les tickets de caisse, interdire à la victime d’acheter certains aliments, certains vêtements, lui faire une rétention d’argent liquide ou de carte bleue. »

Ça a été le cas d’Isabelle, qui relate une scène qu’elle a vécue à plusieurs reprises au cours de son mariage : arrivée en caisse pour payer ses courses au supermarché, sa carte bleue (toujours au nom de monsieur) est refusée. « Il avait appelé le banquier pour lui dire que la carte était perdue, sans me prévenir et alors qu’il savait que ça n’était pas le cas, se souvient-elle. C’est arrivé très souvent, à la fin j’avais une pile d’une vingtaine de cartes bleues pour lesquelles il avait fait ce truc-là. Il se servait de son emprise financière pour couper les cartes n’importe quand. »

Les violences économiques peuvent prendre plusieurs formes. Frédérique Martz, cofondatrice de l’institut Women Safe, un lieu de prise en charge des femmes et des enfants victimes de violences, à Saint-Germain-en-Laye (78), mentionne notamment la précarité sanitaire que vivent certaines victimes. « Il y a des femmes dont l’état de santé se dégrade et ça n’est pas lié à des coups mais à une absence de prise en charge médicale. Souvent, elles nous disent ‘il m’a même retiré ma carte vitale’. On a reçu une femme qui ne prenait plus de traitement pour son diabète, parce qu’elle n’avait plus aucune autonomie financière et sanitaire. »

Empêcher l’accès au travail

Au cœur de ces violences, il y a souvent la question de l’accès au travail et donc à une forme d’indépendance économique. Annie*, écoutante de la ligne d’appel « Femmes victimes de violences 92 » dans les Hauts-de-Seine le confirme : « On a beaucoup de personnes qui nous disent qu’elles sont en recherche d’emploi et que l’agresseur fait tout pour qu’elles n’aillent pas à leur rendez-vous. Un empêchement à un accès à l’emploi, c’est assez fréquent. » Une situation qu’a vécue Isabelle. Lorsqu’elle a souhaité retrouver un travail, elle s’est heurtée aux oppositions de son mari, qui utilisait notamment le dénigrement pour la décourager : « Il me disait constamment que j’étais nulle, que j’étais grosse, bête, folle, que je n’étais rien sans lui, que, de toute façon, j’étais débile’ et incapable de faire quoi que ce soit de mon propre chef. Et à force de l’entendre j’ai fini par le croire. »

Si les femmes au foyer sont particulièrement vulnérables aux situations de dépendance et de violences économiques, avoir un emploi ne suffit pas à s’en libérer. « Ça passe aussi par les contraintes autour du travail de la femme, commente Sophie Tellier. Parfois, ils vont faire en sorte qu’elle ne fasse qu’un tel travail, parce que cet autre-là ça ne leur convient pas. Ils vont leur faire refuser des promotions, ils vont provoquer de l’absentéisme, créer des difficultés autour de la sphère professionnelle de la personne pour l’isoler. »

Durant son mariage qui a duré plus de dix ans, Anne-Laure*, 44 ans, avait un travail, ce qui n’empêchait pas son conjoint d’exercer une emprise sur elle : « Il me faisait muter tous les ans, tous les ans je changeais de poste, se souvient-elle. J’atterrissais dans un nouvel endroit avec tout à refaire : mon réseau professionnel, mon réseau amical, et toujours plus loin de ma famille. »

Vol d’argent et détournement de salaires

Mais c’est au moment de la rupture, en analysant ses relevés bancaires, que la quadragénaire prend conscience des manipulations financières dont elle a été victime : pendant les années de leur mariage, durant lesquelles elle gagnait un salaire plus élevé que son mari, celui-ci aurait régulièrement ponctionné des sommes d’argent sur son compte personnel. Au total, des dizaines de milliers d’euros « pillés au fil du temps », selon Anne-Laure.

« Tout ça sans que je ne m’en aperçoive et c’est là où je me sens coupable, confie-t-elle. Mais quand on est violentée psychologiquement, on a tellement de choses au quotidien à gérer, quand vous déménagez tous les ans, que c’est vous qui devez tout faire, quand il vous dénigre tout le temps, vous êtes dans un état de fatigue qui n’aide pas. »

Ce type d’arnaques, Sophie Tellier les a observées dans son travail d’accueil des victimes : « Ça peut être l’engagement de dettes à leur insu, le conjoint va signer à la place de la dame ou la faire signer sous contrainte. Ou même du vol d’argent, tout simplement : prendre la carte bleue de la personne et retirer de l’argent ou faire des achats sans son consentement, énumère la médecin légiste. Il y a aussi le détournement de salaire et de prestations sociales. C’est beaucoup utilisé : des hommes qui se font virer l’argent directement sur leur compte. »

Frédérique Martz et son institut Women Safe font justement de la prévention auprès des services RH des entreprises à ce sujet : si une femme donne le RIB de son mari pour ses versements de salaire, c’est un signal d’alerte.

« Se sauver coûte extrêmement cher »

Ces violences économiques rendent évidemment le départ encore plus difficile. L’absence de ressources et d’emploi stable, la peur du déclassement social, pour soi mais surtout pour ses enfants, sont autant d’obstacles à franchir pour une femme qui veut quitter une relation violente. « Se sauver coûte extrêmement cher, analyse Laurène Daycard. Il y a les frais d’urgence à débourser : retrouver un logement, éventuellement se payer une chambre d’hôtel pendant quelques nuits… Et se défendre d’un point de vue juridique coûte très cher, ce sont des procès qui peuvent durer des années. Qu’importe le milieu social, fuir une relation de violences conjugales est souvent marqué par une forme de déclassement. » Un déclassement qui s’accompagne souvent de violences économiques sur le long cours, autour de questions comme le versement de la pension alimentaire.

Pour aider les femmes qui doivent fuir un foyer violent, une loi créant une aide universelle d’urgence pour les victimes de violences conjugales a été promulguée le 28 février dernier. L’aide se présente sous forme de prêt sans intérêt ou de don versé, intégralement ou en partie, à la victime dans les trois jours ouvrés suivant un dépôt de plainte, une ordonnance de protection délivrée par le juge aux affaires familiales, ou un signalement adressé au procureur de la République. Le montant de l’aide, qui devrait être applicable d’ici la fin de l’année 2023, reste à déterminer « selon les besoins de la personne », selon le site de Vie Publique.

Une mesure que Laurène Daycard considère comme « salvatrice » même si elle souligne que « ce dispositif existe depuis déjà longtemps en Espagne » et regrette que la France n’adopte ce type d’initiatives qu’au « compte-goutte ».

Du côté des victimes, c’est souvent le sentiment d’abandon et d’injustice qui prédomine. « On n’est ni entendues, ni reconnues, estime Isabelle. Au final, celles qui se font avoir, c’est nous. Financièrement, ces mecs-là s’en sortent extrêmement bien. Moi, je n’ai plus rien. Il y a des moments où c’est difficile, où je trouve que la situation est vraiment très injuste. Mais j’ai au moins la satisfaction de me dire que je vais peut-être, d’ici quelques années, réussir à avoir une vraie vie. »

*Les prénoms ont été modifiés.

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