Pharmacies en grève : pourquoi y a-t-il une pénurie de médicaments en France ?

Une grève massive des pharmaciens a lieu ce jeudi en France, notamment pour alerter sur la pénurie de médicaments, qui se poursuit depuis plusieurs années. Explications.

Une grève massive des pharmaciens était prévue ce jeudi. (Photo : Magali Cohen/Hans Lucas/Hans Lucas via AFP)

La tendance est inquiétante et n'a cessé de se confirmer ces dernières années. Ce jeudi 30 mai, la corporation des pharmaciens se mobilise dans toute la France pour une journée de grève d'une ampleur inédite depuis dix ans. Les professionnels du secteur entendent protester contre la volonté gouvernementale d'assouplir les règles de vente en ligne des produits pharmaceutiques, mais aussi alerter sur les nombreuses fermetures d'officine et sur la pénurie de médicaments en cours dans le pays.

Concernant ce dernier point, les données de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) montrent ainsi une augmentation constante des signalements de ruptures de stock et de risques de ruptures de stock en France ces dernières années : 2160 pour l'année 2021, 3761 en 2022, puis 4925 en 2023 ! En prenant un peu de recul, comme le fait Franceinfo, on remarque que la courbe des pénuries est même exponentielle depuis 15 ans : en 2023, les pharmaciens ont ainsi signalé environ 7 fois plus d'incidents qu'en 2018 et 55 fois plus qu'en 2010.

D'après l'ANSM, il s'agit d'un problème généralisé. "Toutes les classes de médicaments sont concernées par les ruptures de stock ou les risques de ruptures, explique l'organisme public. Parmi les médicaments d’intérêt thérapeutique majeurs (MITM), les médicaments cardio-vasculaires, les médicaments du système nerveux, les anti-infectieux et les anti-cancéreux sont plus particulièrement représentés."

Forcément nocive pour les patients, la situation provoque aussi une surcharge de travail malvenue pour les pharmaciens eux-mêmes. "Selon une étude que nous avons commandée, les pharmaciens passent à présent en moyenne douze heures par semaine à s'occuper des pénuries, entre les recherches de boîtes, les appels aux laboratoires, aux grossistes, aux confrères, affirme Pierre Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (Uspo), interrogé par Le Point. C'est un tiers-temps de gâché."

Comment donc expliquer cette situation de crise ? "Ces ruptures ou risques de ruptures de stocks de médicaments ont des origines multifactorielles : difficultés survenues lors de la fabrication des matières premières ou des produits finis, défauts de qualité sur les médicaments, capacité de production insuffisante, morcellement des étapes de fabrication, etc.", énumère l'ANSM.

Le président de l'Uspo confirme : "Les causes des ruptures sont multiples, induites par une mondialisation de la production qui repose désormais sur un très petit nombre d'usines de matières premières localisées en Asie, une demande en forte croissance à l'origine d'un marché tendu, et une mondialisation du marché avec une disparité des prix et donc des bénéfices à la vente selon les pays, la France étant un pays où le prix des médicaments est imposé et relativement bas."

Si notre pays semble particulièrement touché, il s'agit en effet bien d'une tendance mondiale, impulsée par un double mouvement de hausse de la demande et de réorganisation de la production. "De nouveaux pays comme la Chine sont devenus de grands consommateurs de médicaments" indique ainsi à France Inter Nathalie Coutinet, économiste à l’Université Sorbonne Paris-Nord, à propos du premier facteur.

À l'instar de nombreux autres biens de consommation, les médicaments sont donc aujourd'hui distribués sur un marché mondial à flux tendu, où "chaque petit grain de sable entraine des ruptures d’approvisionnement plus ou moins longues", selon Nathalie Coutinet. Or, ces dernières années, les "grains de sable" conjoncturels n'ont pas manqué, de l'épidémie de Covid-19 à la guerre en Ukraine, en passant par la crise énergétique.

Acteurs majeurs du secteur, les géants de l'industrie pharmaceutique ont joué un rôle important dans cette transformation en remodelant complètement leurs chaînes de production. "Avant les années 2000, Sanofi disposait de ce qu’on appelait des usines back up : si une usine brûlait ou était perturbée par un incident, une autre pouvait la remplacer, rappelle Florence Faure, déléguée fédérale pharmacie à la CFDT, qui a travaillé plus de 30 ans chez Sanofi, dans l'article de France Inter. Aujourd’hui, quand vous avez un souci sur une molécule, il n’y a personne pour prendre le relais."

Dans le même mouvement de recherche de rentabilité et donc de réduction des coûts, les fabricants de médicaments ont aussi allègrement eu recours aux délocalisations et ainsi "externalisé les différentes étapes de fabrication", selon Nathalie Coutinet. France Inter signale qu'en 2023, 80% des principes actifs des médicaments vendus dans le monde étaient produits en Chine ou en Inde.

"Cela a permis à l’industrie chimique et pharmaceutique de faire des économies, en exportant y compris la pollution, mais cela nous a aussi rendus extrêmement dépendants de ces pays-là, analyse Rozenn Le Saint, journaliste indépendante spécialisée dans le domaine de la santé, citée par le média radiophonique. On s’en est rendu compte quand la Chine a fermé ses frontières lors du Covid-19 ou quand, au printemps 2020, l’Inde a arrêté l’exportation de paracétamol pour le réserver à sa population."

Au-delà de ces situations de crise, cette réorganisation du secteur a aussi provoqué une augmentation des pratiques spéculatives. Le président l'Uspo Pierre Olivier Variot mentionne ainsi dans les colonnes du Point des "ruptures que l'on n'explique pas : nous avons des pénuries de médicaments alors qu'ils sont stockés par les industriels..."

Le cas de la pénurie d'amoxicilline observée en 2023 constitue ainsi un exemple édifiant. "Grâce à l'énorme travail de l'ANSM, nous nous sommes rendu compte que les industriels avaient entre trois et cinq mois de stocks d'amoxicilline mais qu'il y avait entre zéro et trois jours de stocks chez les grossistes et les pharmacies", détaille Pierre Olivier Variot.

D'une manière générale, les médicaments génériques, dont les brevets sont souvent libres (ce qui les rend moins chers et donc moins rentables), sont particulièrement touchés par ces phénomènes de ruptures de stock. "La très grande majorité des pénuries concerne les médicaments dits matures, assurait ainsi récemment Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'ANSM, lors d'une audition au Sénat. Elles ne concernent que très rarement les médicaments 'innovants'."

Dans une logique strictement économique, les géants du secteur ont en effet tout à gagner à concentrer leurs efforts sur des produits "rentables". "Les laboratoires pharmaceutiques se sont fortement financiarisés, note Nathalie Coutinet. Les actionnaires disposent désormais d’un poids important dans les stratégies des firmes pharmaceutiques. Ce sont notamment des fonds d’investissements américains comme BlackRock ou Vanguard dont l’objectif est d’obtenir une rentabilité maximale."

Engagés dans cette course aux bénéfices, les laboratoires ont orienté leurs efforts vers le marché de niche, avec l'objectif de vendre moins de médicaments, mais de les vendre beaucoup plus chers. "Notre stratégie est de nous focaliser sur les médicaments innovants, d’être les meilleurs là où il y a des besoins non résolus, assume la présidente de Sanofi-France, Audrey Derveloy. Ce n’est pas d’être à tous les niveaux de la chaîne. Les génériques sont des acteurs essentiels, mais nous ne faisons pas le même métier."

Comment sortir de cette situation où les principaux acteurs du secteur semble se désintéresser des médicaments les plus fréquemment prescrits, avec pour effet de créer des tensions d'approvisionnement ? Dans les colonnes du Point, le président de l'Uspo Pierre Olivier Variot prône une intervention étatique de grande ampleur : "Il faut imposer aux industriels de libérer les stocks."

Interrogé par France 3, le président du syndicat des pharmaciens de l'Aude Charles Maux propose deux autres pistes pour agir en amont : "Il faudrait augmenter le coût des médicaments qui sont très peu chers et économiquement pas rentables pour les fabricants. Il faudrait relocaliser la fabrication des médicaments dans notre pays pour qu'on soit indépendants." Quelle que soit la méthode employée, le chantier est en tout cas aussi urgent que gigantesque, pour garantir à l'ensemble de la population l'accès aux médicaments de base.