Petits services, "tricoche", dealers informés... La police face au fléau de la corruption de "basse intensité"

Un policier et un agent administratif du commissariat de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) ont été interpellés ce mardi 5 mars dans le cadre d'une enquête sur un vaste trafic de stupéfiants. Le fonctionnaire de police est suspecté d'avoir donné des informations aux dealers après avoir consulté illégalement les fichiers de police, pour les revendre.

Il communiquait notamment "les plaques d'immatriculation des voitures de gendarmes et policiers" qui suivaient les trafiquants. Le policier est également soupçonné de leur avoir fourni des conseils pour éviter l'enquête des gendarmes.

Dans un rapport, l'IPGN reconnaît une hausse de cette corruption dite de "basse intensité" dans la police nationale. De 2021 à 2022, le nombre d'enquêtes a quasiment doublé, passant de 30 à 56.

Si la proportion des agents mis en cause reste marginale, et si les cas de ce type sont "sans doute mieux détectés", il y a bien une "augmentation objective des faits", a récemment alerté la cheffe de l'IGPN, Agnès Thibault-Lecuivre, dans un entretien au Monde.

Consultation de fichiers

Selon ce rapport, l'essentiel de cette corruption de "basse intensité" est avant tout du dépannage et des petits services, comme, par exemple un policier qui va consulter un fichier pour un ami, pour savoir si son ex-femme, son nouveau compagnon ou un membre de sa famille, sont connus de la police.

Cela peut concerner un ami délinquant ou non et s'agir d'une transaction rémunérée ou non. En outre, au-delà des proches, les policiers peuvent également être sollicités par des personnes qu'ils croisent régulièrement dans le cadre de leur travail, notamment s'ils sont depuis longtemps dans le même commissariat.

"C'est un phénomène à la fois inquiétant, qu'il ne faut pas nier, mais il reste marginal en France", affirme sur BFMTV Frédéric Lauze, secrétaire général du Syndicats des commissaires de la police nationale.

Messageries cryptées

"La corruption des fonctionnaires et de la sphère politico-administrative, ce n'est pas nouveau", assure Fabrice Rizzoli, spécialiste de la grande criminalité.

Il cite d'ailleurs un rapport d'Europol, qui observe que 75% des réseaux criminels utilisent la corruption en Europe. Si la "tricoche" - la consultation illégale de fichiers en argot - a "toujours existé", elle bénéficiait surtout à l'entourage des fonctionnaires.

Aujourd'hui, elle touche plus large avec l'émergence d'un nouveau phénomène. Sur les messageries cryptées comme Telegram, les délinquants peuvent recruter des dealers mais il y a désormais également des messages comme: "On cherche à recruter un policier".

Pour l'expliquer, policiers et magistrats interrogés par l'AFP, pointent une "démocratisation" de la consultation des fichiers, accessibles à un plus grand nombre de fonctionnaires, et la numérisation des procédures.

"Le numérique facilite les choses mais ça laisse des traces: avant, ce type de corruption pouvait passer sous les radars de l'enquête alors que le numérique ça marque", tempère toutefois Fabrice Rizzoli.

Des conséquences lourdes

Pour Frédéric Lauze, "il y a un enjeu majeur avec l'internationalisation du trafic de stupéfiants et les sommes qui sont en jeu". Il y a une forte pression des réseaux criminels, et des productions, de cocaïne par exemple, qui augmentent dans le monde.

En effet, comme le raconte Fabrice Rizzoli, le crime organisé fait "une veille informationnelle": "c'est une obsession d'avoir de l'information, notamment sur les enquêtes en cours", explique-t-il.

"C'est important de savoir si on est recherché, si le rival l'est, ou s'il a un casier judiciaire...", poursuit le spécialiste.

Toutefois, les conséquences de cette petite corruption peuvent être lourdes. Comme ces criminels qui préparent un homicide et veulent savoir en amont s'ils figurent sur les fichiers des personnes recherchées pour mieux planifier leur fuite, illustre un enquêteur de l'IGPN auprès de l'AFP.

À titre d'illustration, "Haurus", un ex-agent de la DGSI vendait pour une centaines d'euros des informations qui pouvaient paraître petites pour lui, mais qui auraient permis des assassinats dans le cadre de trafic de drogue.

"Appât du gain"

Pour Agnès Thibault-Lecuivre, directrice de l'IGPN, "le dénominateur commun est très clair, c'est l'appât du gain". "Ça peut être des policiers surendettés, en difficulté, un petit peu perdus ou qui, dans leur entourage, vont subir des pressions", complète Frédéric Lauze.

Les policiers adjoints, ces contractuels formés en quatre mois, recrutés sans condition de diplômes et payés 1.500 euros nets par mois constituent un "point de vulnérabilité" particulier, note ainsi un cadre de la police.

"Certains, issus de quartiers, peuvent recevoir beaucoup de sollicitations dans leur environnement", ajoute-t-il. "Ils résistent au début, mais ce n'est pas toujours facile".

Des branches particulièrement ciblées

Les corrupteurs ciblent également certains services spécialisés. L'Office anti-stupéfiants (Ofast) apparaît comme particulièrement "vulnérable" car "au cœur d'enquêtes internationales, avec un grand nombre de fichiers" accessibles, analysait sa cheffe, Stéphanie Cherbonnier, lors du colloque IGPN.

Les malfaiteurs veulent notamment savoir ce que contient "le fichier des objectifs", où sont centralisées toutes les demandes de livraisons surveillées de drogue. Outre les policiers, les dockers, employés de société de transport, douaniers et agents pénitentiaires font partie des métiers ciblés par les corrupteurs, détaille l'Ofast dans un récent rapport confidentiel, consulté par l'AFP.

Ces professionnels corrompus n'ont "pas toujours conscience de participer pleinement à une activité criminelle d'ampleur", souligne l'Ofast. Leurs "attributions semblent anodines" mais ils peuvent accéder "à des lieux ou à des données primordiales" pour les trafiquants.

"L'IGPN veille au grain"

"C'est le caractère silencieux de l'action criminelle qu'on ne voit pas et qui fait qu'un jour on se réveille sans pouvoir inverser la tendance", complète un magistrat spécialisé dans les affaires de criminalité organisée et de stupéfiants.

Face à ce phénomène, Frédéric Lauze assure que "l'IGPN veille au grain". "Nous menons des enquêtes judiciaires doublées qu'enquêtes disciplinaires", ajoute-t-il, insistant sur la nécessité d'"une formation en continu et de la prévention".

Un autre magistrat spécialisé appelle à plus de mobilité dans les rangs policiers. "Quand vous passez trente ans au même endroit, c'est dur de résister", surtout quand "le trafic de stupéfiants n'a jamais été aussi rémunérateur", estime-t-il. La "force de frappe financière" des trafiquants est telle, insiste-t-il, qu'elle place aujourd'hui "les corps constitués de l'État" en réelle "situation de faiblesse".

Article original publié sur BFMTV.com