Seniors en état de "mort sociale" : "Si personne n'agit, ça va être comme la transition écologique, on va se retrouver au pied du mur"

Seniors en état de "mort sociale" : "Si personne n'agit, ça va être comme la transition écologique, on va se retrouver au pied du mur"

Selon le dernier rapport des Petits frères des Pauvres, aujourd'hui en France, plus de 530 000 personnes âgées connaissent un isolement extrême au point d'être en état de "mort sociale". Un phénomène qui connaît un pic préoccupant depuis la crise du Covid. Le point sur la situation.

Marguerite* va bientôt fêter ses 88 ans. Mais pour son anniversaire, elle n'aura pour compagnie que les quelques plantes vertes qui égayent son petit appartement parisien du 16e arrondissement. Veuve depuis le début des années 2000, elle entretient aujourd'hui des relations compliquées avec sa fille unique et son petit-fils de 16 ans, qu'elle ne voit quasiment plus. La quasi-totalité de ses amis vivent en Argentine, où elle a habité pendant plus de 30 ans, et dans son immeuble, ses voisins de palier ne lui adressent pas la parole. "À part pour me traiter de sale vieille", déplore-t-elle, alors qu'on lui donnerait pourtant 15 ans de moins.

Pendant le premier confinement du printemps 2020, elle a certes reçu quelques appels des services de la ville de Paris, "une fois par semaine, pour voir si tout allait bien". Mais depuis plus d'un an, c'est morne plaine. Ses interactions sociales sont proches du néant, et son isolement extrême. Comme Marguerite, plus de 530 000 personnes âgées - sans lien familial, amical, associatif ou de voisinage - sont en état de "mort sociale" aujourd'hui en France, selon le dernier rapport des Petits Frères des Pauvres. Soit l'équivalent d'une ville comme Lyon.

"Ce chiffre est en hausse de 77% par rapport à 2017, fait remarquer Isabelle Sénécal, responsable plaidoyer des Petits frères des Pauvres, une association caritative qui aide 30 000 seniors en France, portée par 13 000 bénévoles. Le Covid a évidemment eu un impact sur l'isolement des personnes âgées, mais ce serait trop simpliste de tout mettre sur le dos de la crise sanitaire. L'augmentation du nombre de personnes âgées, liée à la longévité, a un impact accru sur l'isolement. Mécaniquement, quand on arrive à un certain âge, on va perdre son conjoint et ses amis du même âge, donc le tissu relationnel va se restreindre. S'ajoute aussi l'évolution des mœurs de notre société qui fait qu'on ne vit plus avec nos parents ou à proximité d'eux, mais à l'autre bout de la France, voire du monde".

"Cette sortie du vendredi matin est une vraie bouffée d'oxygène"

Ces changements démographiques et sociétaux font qu'aujourd'hui, deux millions de personnes âgées sont également considérées comme totalement isolées des cercles familiaux et amicaux, évitant de justesse "la mort sociale", grâce à des liens de voisinage ou associatifs. Un chiffre là aussi en hausse de... 122% par rapport à 2017. Après avoir trouvé dans sa boîte aux lettres un prospectus de l'association Paris en Compagnie, Noëlle, une ancienne hôtesse de l'air de 84 ans, a décidé de franchir le pas et de demander un peu d'aide pour vaincre son isolement. Depuis la fin du printemps 2021, l'octogénaire bénéficie ainsi d'une balade avec un ou une jeune bénévole, tous les vendredis matins.

"Nous nous rendons au parc à côté de chez moi dans le 15e arrondissement, explique Noëlle. C'est un rendez-vous hebdomadaire qui me fait beaucoup de bien. Vous savez, petit à petit tout s'effiloche autour de moi, ma famille est loin et au quotidien, je n'ai pas vraiment de contact. Cette sortie du vendredi matin est une vraie bouffée d'oxygène".

"Si personne n'agit, ça va être comme la transition écologique, on va se retrouver au pied du mur"

Malgré le travail de Paris en Compagnie, qui aide et accompagne plus de 2000 personnes âgées dans la capitale, et malgré le rayonnement national des Petits Frères des Pauvres et de ses 360 équipes, des milliers de seniors restent toutefois en dehors des "radars" sur tout le territoire français. Et il faut agir vite pour éviter que cet isolement ne devienne un fléau. "Il y a un gros travail de sensibilisation à faire, estime Isabelle Sénécal. Même si de plus en plus de personnes sont confrontées au vieillissement de leurs proches, il faut sensibiliser via des programmes à l'école, via les médias, et via les pouvoirs publics. Les politiques publiques doivent également absolument faciliter les conditions de vie des seniors. La loi grand âge aurait pu faire avancer les choses mais elle a été abandonnée par le gouvernement".

Promis par Emmanuel Macron en 2018, le vote de cette loi "grand âge et autonomie" visant une amélioration considérable des conditions de vie des plus de 65 ans a en effet disparu de l’agenda présidentiel. Avec ou sans loi, la situation, urgente, continue d'alarmer les acteurs de terrain. "27% de la population française a aujourd'hui plus de 60 ans, rappelle Isabelle Sénécal. Ce n'est pas anodin. Si personne n'agit, ça va être comme la transition écologique, on va attendre des années et se retrouver au pied du mur, alors qu'on sait exactement ce qui se passe".

Numéro d'écoute Petits Frères des Pauvres : 0800474788

*Le prénom a été changé

VIDÉO - "La détresse des personnes âgées n’est pas un mythe. C’est une réalité profonde. Attention aux signes qui ne trompent pas"