"La peine essentielle des non-essentiels", la chronique d'Anne Roumanoff

Le libraire
Il a toujours aimé lire mais il n'y arrive plus trop en ce moment. Trop d'angoisse. Les charges qui tombent, le propriétaire qui réclame les deux mois de loyer en retard, le conseiller bancaire qui est un peu plus sec. "Désolé mais je ne peux pas donner des crédits à la terre entière. Faites du click and collect." Son neveu lui a bricolé à toute vitesse un site Internet mais il paraît qu'il n'est pas bien référencé. C'est un métier de vendre sur Internet et ça n'est pas le sien. Lui, il aime faire des petites fiches manuscrites sur les livres et conseiller ses clients.
Il a mis son unique employée en chômage partiel, il a installé une table pour bloquer la porte de la librairie et faire comme un guichet. Parfois les visages s'éclairent : "Oh mais vous êtes ouvert." "C'est pour le click and collect", il répond. Puis, en baissant la voix : "Dites-moi ce que vous voulez et on va faire comme si vous l'aviez commandé." On lui dit "bon courage" en baissant la voix comme s'il avait une maladie grave. Derrière son guichet toute la journée, il attend que le téléphone sonne puis va sur le site vérifier s'il n'y a pas de commandes. Le quincaillier lui a pris quelques livres en dépôt. Avant tout ça, ils allaient parfois boire des bières le soir dans le petit café d'à côté. L'autre jour, le quincaillier a vendu un livre de Marcel Proust à quelqu'un qui venait acheter des clous. Il était tellement fier que le libraire a souri derrière son masque, il y a juste cette boule d...


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