"Pauvres créatures": pourquoi la sortie de ce film avec Emma Stone est un événement

C'est le grand favori de la 96e cérémonie des Oscars qui a lieu début mars. Variation fantaisiste et féministe sur le thème de Frankenstein, déjà récompensée par le Lion d'Or à la Mostra de Venise et par deux Golden Globes (meilleure comédie et meilleure actrice), Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos sort ce mercredi 17 janvier.

Adaptation d'un roman de l'écrivain écossais Alasdair Gray, ce film baroque en grande partie en noir et blanc, aux décors psychédéliques et grandioses, à mi-chemin entre le rétrofuturisme et le steampunk, est à la fois un divertissement populaire et une réflexion sur les normes imposées aux femmes.

Emma Stone, qui produit aussi le film, incarne Bella, une créature candide qui fait son éducation sentimentale et sexuelle dans une Europe fantasmée à l'époque victorienne. Ramenée à la vie par un scientifique qui se fait appeler "Dieu", Godwin Baxter (Willem Dafoe), elle est une chimère au corps de femme adulte mais au cerveau de bébé.

Placée sous la protection de ce Dr Frankenstein britannique, Bella a soif d'apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s'enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat débauché (Mark Ruffalo). De Lisbonne à Paris en passant par Alexandrie, elle va découvrir sans aucun préjugé, le plaisir, le sexe et les sentiments.

Un film qui attise la curiosité

Depuis sa présentation à la Mostra de Venise, Pauvres créatures a été encensé par la presse. Les critiques ont été séduits en particulier par l'audace et l'ambition du film de Yorgos Lanthimos, réalisateur grec connu pour ses fictions surréalistes (The Lobster, La Favorite) qui provoque souvent dans le public une forme de gêne ou d'inconfort.

"Yorgos Lanthimos est devenu un incontournable. Il divisait beaucoup au début de son cinéma mais depuis La Favorite (2018) il a atteint un statut plus grand public. Son Lion d'or suscite une attente comme Anatomie d'une chute après sa Palme d'or", estime Anaïs Bordage, critique de cinéma indépendante.

"Le fait qu'il ait un casting immédiatement reconnaissable dans le monde entier (Emma Stone, Marc Ruffalo) tout en conservant sa sensibilité extrêmement particulière, malaisante et caustique attise forcément la curiosité", ajoute la spécialiste, pour qui Pauvres créatures est "l'un des meilleurs films de l'année - de très loin".

"C'est un film extrêmement singulier. Ça manque un peu parmi les très grands projets que l'on peut croiser au cinéma sur une année. Voir un film aussi unique, ça attire forcément l'œil du spectateur." D'autant qu'il a remis au goût du jour aux Etats-Unis les scènes de sexe, qui avaient disparu du cinéma mainstream américain.

"Un événement fabriqué"

Pour Yal Sadat, critique aux Cahiers du Cinéma, Pauvres créatures est cependant "un événement fabriqué" par un Hollywood à bout de souffle s'offrant "une vitrine féministe". "Le cinéma, aujourd'hui, pour exister, pour ramener des gens en salles, doit systématiquement être un événement. Il doit inventer un événement."

Certaines séquences devenues virales - en particulier une scène de danse avec Emma Stone - témoignent selon lui de cet état de déréliction. Et montre à quel point certains réalisateurs connus jadis pour leur radicalité acceptent désormais "les codes de l'empaquetage industriel" et "de cocher les cases qu'il faut cocher" pour être financé.

"J'ai l'impression qu'il n'y a pas 36.000 voies pour les auteurs à Hollywood: soit ils font des films comme Pauvres créatures soit ils font de toutes petites choses en dehors de l'industrie que peu de monde voit", déplore le critique. "Le seul endroit où Hollywood laisse les réalisateurs être impertinents et radicaux est l'horreur."

Seul avantage de la situation à ses yeux: "Les actrices tirent aujourd'hui partie du fait qu'on attend de Hollywood une réinvention pseudo-féministe du corps des stars. Quand elles sont très fortes comme Emma Stone, elles ont un terrain de jeu. Peu d'actrices ont l'occasion de faire ça. Je comprends que ça frappe les spectateurs."

Comme "Barbie"?

Anaïs Bordage loue pourtant un film "intelligent et abouti" qui dépasse les clichés pour raconter "l'expérience féminine dans toutes ses dimensions": "Cette question ne s'arrête pas au rapport de Bella aux hommes ou à la sexualité. Le film va étudier son rapport à son propre intellect, à la solidarité féminine, à la politique, à la philosophie."

Pour elle, Pauvres créatures ressemble étonnamment à Barbie. "Dans ces deux films, un personnage vit dans l'illusion d'un monde parfait et d'une féminité idéale impossible à atteindre et va déconstruire tout cela. Ces deux films radicalement opposés arrivent à complexifier cette question sans faire quelque chose de caricatural."

"Pauvres créatures propose un personnage féminin extrêmement jouissif sans biais sexiste internalisé. Elle est déjà dans un corps de femme sans cette éducation que l'on reçoit au quotidien. On ne lui a pas appris à se filtrer comme on l'apprend aux femmes. C'est pour ça qu'elle parle de sexe aussi librement. C'est très rare de voir ça au cinéma."

Un récit convenu?

"Ce modèle d'histoire est intéressant", acquiesce Yal Sadat. "Le problème, c'est que c'est raconté de manière prévisible: aliénation, émancipation, défis avec solutions pas toujours très heureuses et happy end. Et dans Pauvres créatures, le happy end est très convenu - c'est comme si Barbie revenait heureuse chez Mattel."

"Pauvres créatures est raconté avec un personnage qui prend tout à la légère", poursuit le critique. "Elle ne voit pas le danger. Elle réagit avec une forme d'indolence. Il n'y a pas beaucoup d'empathie pour ce qu'elle vit. Et les embûches qu'elle rencontre ne sont pas forcément très intéressantes de ce fait." Et d'ajouter:

"La forme au premier regard peut un peu choquer les sens. On passe du noir et blanc à la couleur. Il y a des chimères, des animaux plus dérangeants que dans un Disney. On est dans un univers délibérément laid. Mais derrière cette radicalité propre à Lanthimos, il y a un récit extrêmement convenu, à la portée d'un enfant."

Refus de tout manichéisme

Pauvres créatures refuse pourtant tout manichéisme, insiste Anaïs Bordage. "Le film parle de la complexité de la psyché féminine et du poids du patriarcat sur la psyché féminine et refuse d'avoir une conclusion qui dirait juste: 'les femmes doivent s'émanciper des hommes et on ne peut pas fonctionner ensemble'."

"A la fin, Bella fait société avec tout le monde y compris les hommes contre lesquels elle s'est rebellée. Ça montre qu'on a atteint une nouvelle étape dans le discours sur les personnages féminins complexes au cinéma. Il y a quelques années, on était loin de trouver des propositions comme ça."

Complexité que l'on retrouve aussi dans l'écriture des personnages masculins, remarque Anaïs Bordage: "Ce ne sont pas que des bouffons comme le personnage de Marc Ruffalo. Même les plus bienveillants (comme celui joué par Willem Dafoe) veulent l'enfermer, la limiter, la posséder. Ils vont évoluer grâce à elle et se complexifier."

A l'image du parcours de son personnage, Pauvres créatures "ne va faire qu'évoluer et nuancer son propos": "Tout le principe du film, c'est la complexification. Le film commence de manière grossière pour rajouter des couches et des couches de nuances et d'interprétations possibles pour arriver à un film qui est extrêmement riche."

Article original publié sur BFMTV.com