Comment parler des viols de guerre en Ukraine sans raviver le traumatisme des victimes?

Selon la fondation Denis Mukwege, le commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien aurait déjà reçu plus de 400 signalements de violences sexuelles, entre le 1er et le 14 avril. Un chiffre qui ne serait, selon sa directrice que “la partie émergée de l’iceberg”. (Photo: Adam Berry via Getty Images)
Selon la fondation Denis Mukwege, le commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien aurait déjà reçu plus de 400 signalements de violences sexuelles, entre le 1er et le 14 avril. Un chiffre qui ne serait, selon sa directrice que “la partie émergée de l’iceberg”. (Photo: Adam Berry via Getty Images)

Selon la fondation Denis Mukwege, le commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien aurait déjà reçu plus de 400 signalements de violences sexuelles, entre le 1er et le 14 avril. Un chiffre qui ne serait, selon sa directrice que “la partie émergée de l’iceberg”. (Photo: Adam Berry via Getty Images)

GUERRE - Les violences sexuelles sont une fois de plus utilisées comme une arme de guerre. En Ukraine comme dans d’autres conflits, les témoignages et récits de viols et de violences subis par la population, en particulier les femmes, se multiplient. Ils sont difficiles à documenter et risquent quand ils le sont de traumatiser à nouveau les victimes.

Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé le 17 mai le déploiement en Ukraine d’une équipe de 42 enquêteurs et experts, soit la plus grande mission jamais envoyée sur le terrain, pour enquêter sur les crimes commis pendant l’invasion russe.

Sur le terrain, de nombreux acteurs collectent des informations: journalistes, ONG, activistes, acteurs locaux, police, gouvernement ukrainien... Or, tout le monde n’est pas apte et formé à recueillir ces témoignages.

Le Murad Code, un “code de conduite mondial”

Mi-avril, un document, le Murad Code, un “code de conduite mondial pour la collecte et l’utilisation d’informations sur les violences sexuelles systématiques et liées aux conflits”, a été publié. À l’origine de cet outil se trouve Nadia Murad, Prix Nobel de la paix en 2018, elle-même rescapée du génocide yézidi en Irak et victime d’esclavage sexuel par Daech.

Cette charte liste des bonnes pratiques à l’attention des professionnels, activistes, membres de la société civile, police, journalistes, ONG, chercheurs et enquêteurs internationaux, confrontés à des victimes présumées de violences sexuelles.

“Elle est partie d’un constat, c’est que tous ces acteurs de terrain, aussi bien intentionnés qu’ils soient, n’ont pas les compétences et les bons outils pour parler aux survivants sans raviver leur traumatisme”, explique au HuffPost Katrien Coppens, directrice de la fondation Denis Mukwege -chirurgien gynécologique de renommée mondiale qui a reçu le Prix Nobel de la paix la même année que Nadia Murad.

Nadia Murad, propulsée comme représentante des victimes de l’esclavage sexuel de Daech, a dû témoigner de faits terribles face à des gens qui n’ont pas conscience des conséquences d’un tel traumatisme.Léa-Rose Stoian, responsable des opérations pour l'ONG WWoW

Pour créer cet outil, Nadia Murad s’est appuyée sur les expériences de survivants de crimes de guerre et avant tout la sienne. “Elle a été propulsée comme représentante de la communauté Yézidie et des victimes de l’esclavage sexuel de Daech”, raconte Léa-Rose Stoian, responsable des opérations pour l’ONG française WWoW - We are NOT Weapons of War (Nous ne sommes pas des armes de guerre).

“Elle donnait des interviews en permanence, dans des commissions d’enquête et des médias, à de multiples reprises, se souvient-elle. Elle était complètement affaiblie, au-delà même de ce qu’elle avait subi, par cette situation médiatique, à devoir témoigner de faits terribles face à des gens qui n’ont pas conscience des conséquences d’un tel traumatisme et d’une telle expérience.”

S’assurer d’une prise en charge

Comme le rappelle la juriste spécialisée en droit pénal et en criminologie, “de nombreux acteurs ne perçoivent pas la spécificité de ces crimes sexuels et de l’interrogatoire que l’on doit mener.”

La règle principale, lorsque l’on recueille le témoignage d’une personne potentiellement victime et visiblement en situation de traumatisme extrême, c’est tout d’abord de s’assurer qu’elle est ou va être prise en charge médicalement, psychologiquement et physiquement.

“C’est un processus et presque un protocole, explique Léa-Rose Stoian. Il faut demander à la personne comment elle se sent et si elle est en capacité de parler. Et régulièrement savoir si elle veut continuer, tout au long de l’entretien. Surtout, garder sa place et ne pas aller trop loin.”

Le fait d’interroger une victime peu de temps après les crimes présumés pourrait sembler opportun, notamment pour éviter une éventuelle amnésie traumatique. “C’est délicat, car les preuves physiques d’un viol par exemple, peuvent disparaître avec le temps, reconnaît Katrien Coppens, directrice de la fondation Denis Mukwege. Mais ce qui prime, c’est de respecter les victimes, leur rythme et qu’elles soient tout d’abord prises en charge.”

Connaître le contexte et les différents acteurs du conflit permet d’éviter de mettre en danger la victime potentielle. “Se rendre sur un terrain de guerre, ce n’est pas uniquement aller chercher de l’information, poursuit Léa-Rose Stoian. C’est aussi prendre conscience des conséquences que ces prises de témoignages peuvent avoir sur les personnes.”

“Cartographier le terrain”

Le contexte de la prise de témoignage doit guider celle-ci. Il faut adapter son discours à la situation. “Vous pouvez être amenés à rencontrer de potentielles victimes, mais éventuellement aussi de potentiels auteurs de crimes ou des combattants, qui ont également subi des violences, souligne la juriste. Il faut cartographier le terrain dans lequel on se trouve.”

“Vous avez des viols ou violences sexuelles qui sont perpétrés devant des proches, où au traumatisme s’ajoute la honte. En Afrique centrale par exemple, en Syrie, en Libye ou en Irak, il y a un tabou autour de ces crimes, relate-t-elle. Les victimes se sentent salies dans leur intimité mais aussi dans leur place au sein de la société et peuvent être isolées et mises au ban de la communauté.”

On a beaucoup tendance à regarder ce qui se passe sous un prisme émotionnel alors que le travail de la documentation, c’est de partir des faits bruts.”Léa-Rose Stoian, responsable des opérations pour l'ONG WWoW

Au cœur de la guerre, la tâche peut s’avérer compliquée, du fait notamment en Ukraine de la multiplication des images et informations diffusées sur les réseaux sociaux. “Il faut faire attention à la narrative et à la propagande, en fonction des camps, rappelle Léa-Rose Stoian. On a beaucoup tendance à regarder ce qui se passe sous un prisme émotionnel alors que le travail de la documentation, c’est de partir des faits bruts.”

Et surtout, il ne faut pas oublier avec quel objectif on collecte ces informations. “Si je suis psychologue ou médecin, les questions que je vais poser ne seront pas les mêmes que si je suis enquêteur, juge, ou officier de police judiciaire” estime-t-elle.

La question du genre peut compter, aussi, en fonction du pays dans lequel on se trouve. “Non seulement parce que les femmes ne sont pas les seules victimes de violences sexuelles liées aux conflits, rappelle Léa-Rose Stoian. Mais aussi pour adapter la prise de témoignage: vous n’allez pas vous adresser à un homme ou une femme de la même manière au Burundi, en Libye ou en Ukraine, par exemple.”

“Éviter le business des témoignages”

L’ONG française WWoW, qui lutte contre la violence sexuelle liée aux conflits, a mis en place Back Up, une application mobile cryptée et sécurisée qui permet le signalement des victimes de viols de guerre, la coordination des professionnels impliqués dans cette problématique et la collecte de données fiables sur ce phénomène. Et qui devrait être déployée en Ukraine d’ici quelques semaines.

“Cet outil répond à ces problématiques identifiées sur le terrain, comme la question de l’accessibilité des victimes, qui pour certaines se terrent dans le silence ou n’ont pas la possibilité de parler à des professionnels, explique la juriste. Il leur permet de donner de premières informations, même anonymes, pour les mettre en relation avec des organisations ou professionnels.”

Une personne tierce ou témoin peut aussi transmettre des informations sur des victimes, qui seront sécurisées et analysées par les juristes de l’ONG. L’idée à terme est aussi de permettre à une victime qui a transmis son témoignage sur l’application, si elle est à nouveau sollicitée, de dire: “si vous voulez connaître mon histoire, adressez-vous à l’ONG, moi je ne veux plus parler”.

Même si, dans la réalité, lors d’un processus judiciaire, répéter son histoire semble inévitable. “Mais ça permet d’éviter une sorte de business des témoignages”, estime Léa-Rose Stoian.

400 signalements au Parlement ukrainien

Selon la fondation Denis Mukwege, dont une délégation s’est rendue en Ukraine au début du mois de mai, le commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien aurait déjà reçu plus de 400 signalements de violences sexuelles, entre le 1er et le 14 avril. Un chiffre qui ne serait, selon la directrice de la fondation Denis Mukwege, que “la partie émergée de l’iceberg”.

“De nombreux Ukrainiens ont peur de parler car ils craignent un retour des Russes, explique Katrien Coppens. La situation est encore très instable. Certains survivants veulent oublier et éviter la honte sociale. Un grand nombre d’entre eux découvriront malheureusement que ce n’est pas possible, à cause des dommages physiques et psychologiques.”

Certaines victimes présumées racontent qu’elles ont été violées ou tuées devant des membres de leur famille. Ce qui est fait pour diffuser la peur.Katrien Coppens, directrice de la Denis Mukwege Foundation

Beaucoup de victimes témoignent aussi de manière anonyme ou se sont déplacées, ce qui rend le processus de suivi compliqué. Ce qui semble en revanche se dessiner, c’est que leur nombre risque d’augmenter.

“Nous avons plusieurs indicateurs qui nous permettent de parler d’une stratégie russe pour terroriser la population, souligne Katrien Coppens. Certaines victimes présumées racontent qu’elles ont été violées ou tuées devant des membres de leur famille ou d’autres personnes. Ce qui est fait pour diffuser la peur.”

Autre indicateur selon la directrice de la fondation: les autorités russes ne se sont pas exprimées à ce sujet. ”À notre connaissance, le gouvernement russe n’a pas nié, condamné ces actes ou diligenté d’enquête au sein de ses troupes, rappelle-t-elle. Au contraire, à Boutcha, un chef militaire russe responsable des massacres sur place a été décoré d’une médaille. Ce qui signifie que ces comportements innommables sont a minima tolérés.”

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Cet article a été initialement publié sur Le HuffPost et a été actualisé.

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