Pédophilie dans l'Église catholique au Portugal : quand les victimes fissurent le mur du silence
Au sanctuaire de Fatima, haut lieu de pèlerinage catholique au Portugal, le président de la Conférence épiscopale portugaise José Ornelas Carvalho s'est exprimé en ces termes le 20 avril dernier, lors d'une messe du pardon : "Nous nous sommes réunis pour célébrer l'Eucharistie, en pensant particulièrement aux personnes qui ont été victimes d'abus sexuels, d’abus de pouvoir et de conscience dans notre Église. Nous reconnaissons et présentons, à toutes celles et ceux qui ont subi ces abus dans un milieu ecclésial, une profonde, sincère et humble demande de pardon."
L'Église "ne rejette aucune de [ses] responsabilités"
Cette demande de pardon succédait au rapport publié deux mois plus tôt par une commission d'enquête indépendante désignée par la Conférence des évêques portugais. L’enquête estimait le nombre de victimes à près de 5000 depuis 1950. Un chiffre sous-évalué, selon les experts de la Commission.
À l’issue de la messe, le président de la Conférence épiscopale confirmait la création d’un organisme de soutien aux victimes et de possibles compensations financières. "L'un des points fondamentaux est d'accueillir, accompagner et aider ces personnes à se reconstruire," a indiqué José Ornelas Carvalho. "Nous allons faire tout ce qu’il faut pour cela, y compris d'un point de vue économique. Nous ne rejetons aucune de nos responsabilités et ce que nous offrons est un dialogue avec ces gens pour identifier ce qui est nécessaire pour les aider à réparer le mal qui leur a été fait avec tant d’injustice et de traumatisme," concluait-il.
"Les pédophiles nous remplissent de culpabilité"
Antonio Grosso, 70 ans, est parmi ceux qui ont témoigné pour la commission d’enquête. Abusé dans des institutions religieuses entre l’âge de 10 et 12 ans, il est l’un des rares à oser en parler publiquement au Portugal. En 2002, il s'est exprimé, pour la première fois dans la presse, sur ce qu'il a subi.
"Au séminaire, un prêtre, le père Carlos, était responsable de mon dortoir," raconte-t-il. "La nuit, il venait dans mon lit pour me toucher, me tripoter sous prétexte de savoir si j’avais péché contre la chasteté ; il aimait m'embrasser, avec sa langue dans ma bouche. Une fois, il m'a même dit : Finissons ces pelotages, c’est l'heure de la prière," se souvient-il.
"Cela a duré un an et demi," précise Antonio. "Ensuite, je suis allé à Fatima, chez un prêtre franciscain : c'était une maison avec 20 garçons. Ce prêtre était un abuseur sordide, il me faisait palper ses testicules avec ma main et la nuit, il se masturbait entre mes jambes. Je me souviens qu'un jour, je me suis réveillé, tout mouillé et perplexe, et il m'a dit : "Tu dois te lever et aller à la messe de 7h, mais tu dois y aller plus tôt pour te confesser." C'était moi, le pêcheur," s'indigne-t-il avant d'ajouter : "C'est ce que font les pédophiles, ils nous remplissent de culpabilité."
"La très grande hypocrisie de l'Église catholique"
Au sein d’une association de victimes de pédophilie dans l'Église (Coração Silenciado), il veut aider celles et ceux qui ne sont pas parvenus à briser le silence, à surmonter leur traumatisme.
"Je n'en ai pas parlé pendant 10 ans," confie Antonio, "et maintenant, j'en parle en toute tranquillité, dans n'importe quel milieu. J'insiste pour le faire, par souci de dénonciation car l'hypocrisie dans l'Église catholique est très grande," estime-t-il. "Il faut que j'en parle partout, sans honte, avec courage, car c'est à nous d'avoir le courage et à eux d'avoir la honte," tempête-t-il.
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"Le problème, c'est d'extrapoler au-delà de la réalité"
Depuis la publication du rapport de la Commission d’enquête en février dernier, plusieurs membres du clergé, soupçonnés d’abus sexuels sur mineurs font l’objet d’enquêtes et ont été temporairement démis de leurs fonctions. Ce qui n’est pas du goût des milieux les plus traditionalistes du pays.
La suspension du prêtre d'une église de la capitale a notamment suscité l'indignation d'anciens paroissiens, comme l'avocat João Gonçalves qui conteste la méthode de la commission d’enquête.
"Ce qui est devenu la réalité pour l'opinion publique, c'était qu'il y avait presque 5000 cas," dit-il. "On n'a pas fait de distinction entre des accusations anonymes et des faits avérés ; le problème, c’est d'extrapoler au-delà de la réalité. Comme on dit en droit, on est innocent tant qu'on n'est pas jugé coupable. Mais d'extrapoler dans le sens de ce qui est presque une attaque politique sur l'Église, ce n'est pas juste," estime-t-il.
Des témoignages "anonymes", mais "validés"
Des arguments que récuse Ana Nunes de Almeida, sociologue et membre de la commission d'enquête, dont le rapport a résulté d'un an de travail auprès des victimes présumées et du clergé.
"Dans toute grande enquête, les personnes qui répondent ne sont jamais identifiées, mais cela ne veut pas dire que leurs témoignages ne peuvent pas être validés.Le témoignage d'une victime d'abus sexuel présente une grande cohérence interne : les détails qu'elles décrivent, les précisions qu'elles donnent, ne peuvent pas être inventés!".
"Pour les crimes qui ne sont pas encore prescrits, nous avions l'obligation civique de transmettre ces informations, toujours anonymes, au ministère public," ajoute-t-elle. "Tous les noms qui figuraient dans notre base de données ont aussi été transmis à la Conférence épiscopale," précise-t-elle. "S'il y a eu des accusations, des suspensions, des noms qui ont circulé, c'était à l'initiative des abuseurs présumés eux-mêmes ou sur décision des structures de l'Église," affirme-t-elle.
"Ce prêtre est toujours actif"
Filipa a elle aussi témoigné devant la commission d’enquête. Elle a été violée par un prêtre à l'âge de 17 ans pendant la confession, lorsqu'elle était en formation monastique. C'était il y a 25 ans. Un acte qui, dit-elle, l'a détruite. La jeune femme a fondé l'association Coração Silenciado pour aider d'autres victimes d’abus sexuels dans l'Église à libérer leur parole.
Rares sont ceux qui comme Filipa, osent témoigner. "J'ai cessé de faire confiance aux gens, d'avoir de l'estime de moi, de la confiance en moi et j'avais peur parce que le prêtre disait que si je le racontais à quelqu'un, cela ne se passerait pas bien, parce que tout le monde croirait le prêtre, et pas une jeune fille," confie-t-elle.
"J'ai été sœur pendant 10 ans, mais j'ai dû prendre la décision de partir parce que je ne pouvais pas supporter de vivre dans un environnement entouré de prêtres et j'ai toujours caché un secret," explique-t-elle.
"C'est impossible d'oublier ce qui s'est passé"
"Il y a trois ans, j'ai décidé de parler pour la première fois et c'est à ce moment-là que tout le processus de dénonciation a commencé dans l'Église," poursuit la jeune femme. "Je l'ai signalé pour empêcher que d'autres abus ne se produisent de la part de ce prêtre, car il est toujours vivant et actif," dit-elle. "Le Vatican a répondu et déclaré que l'affaire était classée car elle était déjà prescrite et que j'étais la seule victime connue de ce prêtre, donc je ne compte pas, c'est pour cette raison que le prêtre est toujours actif," dit-elle. "J'ai sombré dans la dépression, j'ai même tenté de me suicider," avoue-t-elle.
Nous lui demandons ce qui lui fait le plus mal aujourd'hui. "C'est de réaliser que les personnes qui nous sont proches sont incapables d'accepter et de comprendre ce qui s'est passé," répond-elle. "Beaucoup d'entre elles continuent de me dire d'oublier, c'est comme si un tel crime n'avait pas d'importance, comme si j'avais l'obligation de tourner la page et d'oublier ce qui s'était passé," s'indigne-t-elle avant de confier : "C'est impossible d'oublier ce qui s'est passé."