"Le Père Noël est une ordure": la comédie "très gonflée" du Splendid livre ses derniers secrets

Gérard Jugnot et Christian Clavier dans
Gérard Jugnot et Christian Clavier dans

Le 25 août 1982, lorsque sort sur les écrans français Le Père Noël est une ordure, la nouvelle comédie du Splendid après Les Bronzés et Les Bronzés font du ski, le succès n’est pas au rendez-vous. Son ton anticonformiste, presque nihiliste, qui avait pourtant fait mouche sur la scène du théâtre du Splendid, ne séduit plus.

"C’était très décevant", se souvient aujourd'hui Jean-Marie Poiré. "Je pensais qu’on allait faire quatre millions de spectateurs et on a fait un peu plus de 412.000 entrées. J’avais organisé des projections tests et j’avais truffé la salle de micros. J’écoutais les réactions avec un walkman, puis je fonçais au montage pour virer les moments où ça riait moins. Et je peux vous dire que ça riait autant que pour La Septième compagnie, qui avait fait quatre millions d’entrées!"

Difficile de savoir ce qui n’a pas plu à l’époque. Est-ce le refus de la RATP de diffuser des affiches du film en raison de son titre jugé alors provoquant? Est-ce la météo catastrophique la semaine de la sortie? "Je ne sais pas…", répond Poiré. "Ça n'a pas dû aider, ça c’est sûr. Il y avait très peu de pubs. On était seuls avec nos larmes." Une déception partagée par le reste de l’équipe.

Puis le film s’est mis à fonctionner en vidéo, puis à la télévision, jusqu’à devenir culte et le symbole d’un cinéma politiquement incorrect, impossible à reproduire aujourd'hui: "C’est une grande joie dans une vie quand le public s’accapare un de vos films. C’est un film gonflé. Je ne suis même pas sûr qu’on puisse le faire aujourd’hui", lance Poiré. En 2019, son complice Christian Clavier nous avait confié: "Si on se présentait devant les décideurs avec le scénario, je ne suis pas sûr qu’on arriverait à monter le film."

"J’ai été obligé de tourner en cachette"

En 1981, adapter la pièce du Splendid est pourtant déjà un sacré défi. Jean-Marie Poiré, qui veut tourner les premières scènes du film sur les Grands Boulevards pendant les fêtes de fin d’année, se heurte à une série de refus. Impossible d’obtenir une autorisation de tournage pour un long-métrage s'appelant Le Père Noël est une ordure:

"Les grands magasins ont refusé. On a tourné sous un faux titre, Les Bronzés fêtent Noël. À chaque fois qu’on annonçait notre titre, on se prenait des râteaux dans la gueule. J’avais comme assistant le petit-fils de Marcel Dassault, qui était actionnaire du Printemps, et il a proposé d’appeler son grand-père. L’autorisation est arrivée. Quand on a renvoyé les contrats pour signer, Dassault a hurlé en disant, 'Pas question de tourner ça ici! Vous êtes complètement cinglé [de vouloir tourner] Le Père Noël est une ordure pendant les fêtes."

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Poiré décide donc de louer des camionnettes pour tourner "à la sauvette": "On s’est dit qu’avec le monde des fêtes, ils n’auraient pas le temps de tout surveiller! On a tout fait à l’épaule. On arrivait avec nos camionnettes, on sortait quelques instants, puis on retournait dans les camionnettes pour tourner dans un autre coin."

Poiré n’a pas d’autres choix que de tourner ainsi. Ces scènes, qui introduisent Félix (Gérard Jugnot), le fou déguisé en Père Noël, sont indispensables à la réussite de son film. Elles doivent en effet insuffler au film un véritable esprit de Noël, plus tard saccagé par la troupe: "Je voulais donner une impression de New York avec les illuminations des grands magasins. C’est pour ça que j’ai mis du jazz aussi." Elles lui permettent aussi d’éviter la dimension théâtrale du film, qui sera intégralement tourné en studio au printemps 1982.

L’effet de réel est saisissant et les passants ne repèrent pas l’équipe de tournage, se souvient Poiré: "Jugnot faisait une pause et avait retiré sa barbe blanche pour fumer sa cigarette. Soudain, une passante le frappe sur la tête avec son parapluie, en hurlant: 'remettez votre barbe, ma petite fille croit encore au Père Noël'!"

"Ils pensaient que je ramenais trop ma fraise"

Jean-Marie Poiré croyait au film et s’est battu pour le mener à bien. Pour beaucoup, il s’agit de sa réalisation la plus subtile. Fan de la pièce d’origine, il l’avait vue plusieurs fois et était devenu complice de la troupe à Val d’Isère pendant le tournage des Bronzés font du ski. L’adaptation de la pièce au cinéma se déroule dans le chaos propre aux troupes comiques:

"L’écriture a été dure", se souvient-il. "Ce n’est pas tellement que c’est difficile d’écrire avec le Splendid, c’est que c’est difficile qu’ils soient libres le même jour! On a beaucoup travaillé le scénario. Ils trouvaient même que je voulais trop le changer! Ils avaient confiance dans leur pièce et je pensais que le cinéma et le théâtre n’étaient pas pareils, qu’il ne fallait pas que ce soit exactement le même rythme. Ça a créé parfois une petite tension, parce qu’ils pensaient que je ramenais trop ma fraise."

Il a fallu notamment changer la fin: "Quand au théâtre on voit passer une jambe dans la hotte du Père Noël, ça passe, parce qu’on sait que ce n’est pas une vraie jambe. Au cinéma, ça devient un tout petit peu plus problématique, parce que des gens peuvent trouver ça dégueulasse", analyse le réalisateur. "On a beaucoup réfléchi sur la fin, mais sans l’édulcorer. C’est le même esprit, mais c’est plus suggestif. On entend juste scier dans le fond. Entendre la scie, c’est de l’humour noir. Ça fait rire tout le monde. Le voir, c’est basculer dans du grand guignol et ça ne me plaisait pas."

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Il n’y a aucune improvisation pendant le tournage, mais la troupe intègre au scénario des inventions nées sur scène: "Comme ils avaient beaucoup joué la pièce, on a récupéré beaucoup de choses qui avaient été improvisées. Emportés par la scène et les rires du public, les acteurs ont toujours tendance à intégrer des improvisations à la pièce. Quand Zézette mange le Doubitchou, c’est une impro de Balasko née sur scène alors que Marie-Anne tournait un film. Lorsqu’elle l’a vue, elle l’a trouvée très drôle et elle l’a rajoutée après." Poiré réécrit certains dialogues sur le plateau, notamment ceux de la scène où Thérèse et Mortez couchent ensemble: "- Je ne sais pas ce qui m’a pris. C’est une catastrophe! - Oh, ce n’est pas grave Pierre, je n’ai rien senti!"

Les inventions du Splendid

Ces sessions d’écriture donnent aussi lieu à d’innombrables inventions de la part du Splendid. "C’était un peu comme le Magic Circus. Ce sont des gens qui sont tellement habitués et heureux de travailler ensemble que ça fusait dans tous les sens", se souvient le chef opérateur Robert Alazraki. Thierry Lhermitte trouve ainsi l’idée que son personnage, Pierre Mortez, possède un costume fait du même tissu que le canapé de S.O.S. Détresse-Amitié. La troupe ajoute aussi des personnages: Madame Musquin, qui permet à Josiane Balasko de livrer une irrésistible parodie de Simone Veil, parfait contrepoint au Pierre Mortez de Thierry Lhermitte, qui s'inspire de Jacques Chirac.

Au cours de ces sessions naît aussi le personnage du pharmacien, bientôt immortalisé par Jacques François et son fameux "Mais c'est d'la merde!" Grand acteur de théâtre connu pour son physique sévère, il avait été acteur à Hollywood, où il a joué dans une comédie musicale de Fred Astaire et Ginger Rogers (Entrons dans la danse, 1949). Fan du Splendid, il avait demandé à Thierry Lhermitte de jouer avec eux:

"On avait prévu très peu d’argent pour ce petit rôle, qui est ce qu’on appelle une utilité. Évidemment, quand Jacques a demandé son prix, il était beaucoup plus élevé. [Le producteur] Yves Rousset-Rouard m’a dit: 'pas question de payer ça'. Et Jacques m’a appelé avec sa voix inimitable: 'Je n’accepte pas les pourboires, mais je vais le faire gratuitement pour toi'. Et il l’a fait. C’était le début d’une grande amitié. Je l’ai fait tourner dans pratiquement tous mes films."

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L’histoire de sa fameuse réplique est tout aussi savoureuse. Elle n’était pas destinée à son personnage, mais à celui de Bruno Moynot, Monsieur Preskovitch. Jacques François se l’est appropriée, pressentant qu’elle lui permettrait de marquer le public, malgré sa courte apparition: "Je ne sais pas si c’est par malhonnêteté ou par erreur, mais il lui a piqué! Bruno Moynot était un garçon extrêmement timide et par timidité il n’a rien dit! Et moi je n’ai rien vu! et depuis la réplique est devenue légendaire", s’amuse Poiré.

"Des fous-rire non stop"

Le tournage se déroule dans une atmosphère "merveilleuse". Les anecdotes sont connues, entre les concours de goûters et les crises de fous rires. Pour éviter de gâcher les prises, Poiré a pris l’habitude de mordre un mouchoir pour étouffer ses rires. "Oui, j'ai souvent eu un mouchoir dans la bouche. Je pense que c’est très positif que je sois très rieur, parce que les acteurs sont comme des enfants. Si on rit avec les enfants, ils ne s’arrêtent plus. C’est pareil avec les acteurs. C’est comme un chahut. Ça leur permet de se détacher. Si j’ai toujours eu des acteurs merveilleux dans mes films, c’est dû à mon incapacité à m’empêcher de rire."

Il a cependant un seul regret: ne pas avoir gardé les rushes de la troupe morte de rire: "Les bêtisiers du Père Noël étaient absolument fulgurants. C’était des fous-rire non stop. J’ai eu une journée de retard lorsque j’ai tourné la scène où Thierry danse avec Clavier. Ils n’y arrivaient pas. C’était terrible. J’ai d’ailleurs été obligé à un moment de faire un plan vu du plafond qui permettait de couper les fous rires."

Cette scène du slow a été tournée avec en fond Vous les femmes de Julio Iglesias. La chanson a ensuite été remplacée au montage par Destinée de Guy Marchand: "La production trouvait trop cher ce que demandait l’éditeur de Julio Iglesias", précise Poiré. "[Vladimir] Cosma faisait la musique du Père Noël et m’a suggéré Destinée, parce que c’était le même genre de rythme. Ça tombait pile poil. On a juste été obligé de faire un effet spécial pour changer la pochette."

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Ce changement de dernière minute a aussi inspiré une des séquences les plus mémorables de Papy fait de la résistance: "Si j’avais eu Vous les femmes dans Le Père Noël, je n’aurais pas mis Je n'ai pas changé dans Papy. Je ne pouvais pas mettre une chanson de Julio Iglesias dans chacun de mes films!"

Un décor immense, avec un vrai ascenseur

Suivant le modèle de Gérard Oury, dont il fut l’assistant sur Le Cerveau (1969), Poiré s’entourait des meilleurs techniciens. Son chef opérateur, Robert Alazraki, avait fait ses armes chez Jean Eustache, tandis que sa scripte était Sylvette Baudrot, une proche collaboratrice d’Alain Resnais. Son chef décorateur, enfin, n’était autre que Willy Holt, un des meilleurs du milieu, connu pour son travail dans Paris brûle-t-il?

"On ne trouvait pas l’appartement en décor naturel, c’était beaucoup trop compliqué, et on a décidé de le faire en studio", raconte Poiré. "On était à une époque où beaucoup de [jeunes] décorateurs n’avaient jamais vu un studio de leur vie. Ils allaient dans un lieu réel, changeaient un peu la décoration et c’était tout. Le Père Noël, c’était un décor énorme: un appartement, avec un ascenseur qui marche. Il fallait des pointures pour le bâtir. Il fallait un décorateur qui soit aussi ingénieur. Il fallait que ce soit praticable."

L’appartement est volontairement miteux, avec pour seule trace de modernité un téléphone. Les murs sont sombres, et confèrent au film un ton cuivré, éloigné des couleurs habituelles de Noël. "Comme j’avais peur qu’on soit dans du théâtre filmé, j’ai demandé à Alazraki de changer le style de l'image quand les personnages passent dans le couloir ou dans la cuisine", remarque le cinéaste.

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Les spectateurs ne remarquent plus ce point fort du Père Noël, "parce que Jean-Marie Poiré n’a pas toujours travaillé ainsi", note son chef opérateur. "Il a fait d’autres films après, comme Ma femme s’appelle Maurice (2002), où il apportait beaucoup moins de soin à la lumière que dans Le Père Noël."

"Un remake nul à chier, c’est ce qu’il y a de mieux"

C’est sur ce tournage que naît le style Poiré (montage frénétique, contre-plongées), qui s’affirme complètement à partir d'Opération Corned Beef (1991). Il tourne ainsi avec deux caméras côte-à-côte, "une pour le plan large, l’autre pour le gros plan", pour filmer ses comédiens en gros plan "sans qu’ils en soient conscients". Poiré décide aussi d’éclairer le décor depuis des passerelles placées en hauteur. "Un vrai travail de studio à l’ancienne", qui offre à l’image une grande qualité, "comme dans les années 40 et 50", et à la caméra une grande liberté de mouvement malgré le huis clos.

Une liberté amplifiée par le montage: "Je ne coupe pas tellement de scènes, mais je coupe dans les scènes. J’enlève ce qui ne me fait pas rire. J’essaye de réduire les déplacements. C’est ce qui fait que mes films sont beaucoup plus rythmés que la plupart des films des autres." Autant de choix qui ont fait du Père Noël est une ordure une référence en matière de comédie, où chaque réplique fait mouche: "Jean-Marie a une grande pratique du comique", commente Robert Alazraki. "Il découpe avec beaucoup d’efficacité et souligne les dialogues, les gags. Il ne fait pas n’importe quoi. C’est un vrai cinéaste."

Poiré n’a jamais revu Le Père Noël est une ordure: "Je ne revois jamais mes films, sauf pour revoir un acteur, ou pour me souvenir de comment on avait fait un effet. Mais c’est rare. Pour moi, les films sont du passé dès qu’ils sortent." Malgré ses presque 40 ans, Le Père Noël est une ordure reste intemporel - et son remake américain, Mixed Nuts (1994), réalisé par Nora Ephron, n’a fait que conforter son aura. Poiré s’en réjouit: "Un remake nul à chier, c’est ce qu’il y a de mieux: ça ne vous fait pas d’ombre et vous êtes très bien payé!"

Article original publié sur BFMTV.com