Oppenheimer, une obsession américaine
Le triomphe de Robert J. Oppenheimer a été sa tragédie. Le scientifique a permis de nombreuses avancées en physique théorique, mais on se souvient de lui comme du père de la bombe atomique. Sous sa direction, les scientifiques du laboratoire de Los Alamos, où la bombe a été conçue et fabriquée, ont changé à jamais la façon dont les gens perçoivent le monde, en y ajoutant un nouveau sentiment de vulnérabilité.
La vie d’Oppenheimer permet de parler à échelle humaine d’un sujet qui serait, sans cet intermédiaire, totalement écrasant. Il n’est pas étonnant que le dernier film de Christopher Nolan, Oppenheimer, raconte l’histoire de Los Alamos à travers ce seul destin – ou qu’Oppenheimer soit au centre de tant d’écrits sur la bombe.
Dans la culture américaine, cependant, la fascination pour l’homme à l’origine de la bombe semble souvent éclipser l’horrible réalité des armes nucléaires elles-mêmes, comme s’il était le verre teinté qui permet aux spectateurs de voir l’explosion en toute sécurité, même s’il obscurcit la lumière aveuglante. L’intérêt intense pour la vie d’Oppenheimer et ses sentiments ambivalents à l’égard de la bombe en ont fait presque un mythe : un « génie torturé » ou un « intellect tragique » que les gens essaient de comprendre parce que la terreur de la bombe elle-même est trop troublante.
Jusqu’à la fin de sa vie, Oppenheimer a justifié les bombardements atomiques par le discours du gouvernement américain : ils ont sauvé des vies en évitant une invasion. Mais il a transmis un sentiment d’angoisse, écrivant son propre rôle tragique, comme je l’affirme dans le livre que je lui ai consacré. « Les physiciens ont connu le péché », a-t-il remarqué deux ans après les bombardements, « et c’est une connaissance qu’ils ne peuvent pas oublier ».
« Frappe mon cœur »
La bombe atomique a changé la signification de l’apocalypse. Alors que les gens avaient autrefois imaginé le jugement dernier comme un acte de colère de Dieu ou un jugement final, le monde pouvait désormais disparaître en un instant, sans signification sacrée, sans histoire de salut.
Comme l’a dit plus tard le physicien Isidor Isaac Rabi, la bombe « traitait les humains comme de la matière », rien de plus.
Mais Oppenheimer a utilisé un langage religieux pour parler du projet, comme pour souligner le poids de sa signification.
La bombe atomique a été testée pour la première fois au petit matin du 16 juillet 1945, dans le bassin aride du sud du Nouveau-Mexique. Oppenheimer a baptisé cet essai « Trinity », en référence à un sonnet de l’écrivain anglais de la Renaissance John Donne, dont les vers sont célèbres pour leur fusion du sacré et du profane. « Batter my heart, three person’d God », (« Frappe mon cœur, Dieu trinitaire ») supplie Donne dans le « Sonnet Sacré XIV », demandant à Dieu de « le faire neuf ».
Plus tard dans sa vie, Oppenheimer a déclaré qu’il s’était souvenu de paroles de la Bhagavad-Gita, un texte classique hindou, alors qu’il était témoin de l’explosion du champignon atomique : « Je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes » – ces lignes décrivaient à l’origine le Seigneur Krishna révélant toute sa puissance. Selon le frère d’Oppenheimer, Frank, un physicien qui était avec lui à l’époque, ce qu’ils ont tous deux dit à voix haute était simplement : « Ça a marché. »
Le contraste entre leurs récits illustre la dualité de l’image publique d’Oppenheimer : un expert technique forgeant une arme et un humaniste féru de poésie accablé par la signification morale de la bombe. En tant que porte-parole et symbole du projet Manhattan, Oppenheimer a parfois semblé encourager l’idée qu’il s’agissait de sa création et de sa responsabilité personnelles. En fait, la bombe était le produit d’une gigantesque opération scientifique, technique, industrielle et militaire, dans laquelle les scientifiques se sentaient parfois comme les rouages d’une machine. Il n’y a pas vraiment eu de « père » de la bombe atomique.
Cela a inspiré au Mathématicien John von Neumann une remarque acerbe, « Some people profess guilt to claim credit for the sin » (« Certaines personnes clament leur culpabilité pour s’attribuer le mérite du péché »).
Décrire l’indescriptible
Quelques semaines seulement après le test, des bombes atomiques ont rasé les villes d’Hiroshima et de Nagasaki, jusque-là très animées. Les 6 et 9 août, ces villes ont soudainement cessé d’exister. Robert J. Lifton, expert en psychologie de la guerre, de la violence et des traumatismes, a qualifié l’expérience des survivants d’Hiroshima de « mort dans la vie », une rencontre avec l’indescriptible.
Comment représenter ce qui est au-delà de la représentation ? Dans le film, Nolan recrée l’intensité de l’essai Trinity par la couleur et le son, en faisant suivre l’éclair lumineux d’une pause silencieuse, puis du grondement profond de l’explosion et du claquement de l’onde de choc. En ce qui concerne Hiroshima et Nagasaki, il choisit cependant d’évoquer l’attaque sans la montrer.
S’inspirant d’une description contenue dans American Prometheus, la biographie emblématique d’Oppenheimer sur laquelle le film est basé, Nolan montre le discours triomphal d’Oppenheimer devant un public en liesse dans l’auditorium de Los Alamos, annonçant la destruction d’Hiroshima par l’arme qu’ils avaient créée.
Nolan crée un sentiment de dissociation, l’horreur de la bombe entrant en scène par le biais de flashbacks du test Trinity et d’images de corps calcinés d’Hiroshima. Les applaudissements des scientifiques se transforment de manière cauchemardesque en gémissements et en pleurs.
La bombe qui mettrait fin à toutes les guerres ?
Après la fin de la guerre, de nombreux scientifiques qui avaient travaillé sur le projet Manhattan ont cherché à souligner que la bombe atomique n’était pas une arme comme les autres. Ils ont affirmé que l’immense danger qu’elle représentait devrait rendre la guerre obsolète.
Parmi eux, Oppenheimer était celui qui avait le plus d’autorité grâce à l’opération de Los Alamos et à ses talents d’orateur. Il a poussé à la maîtrise des armements, jouant un rôle clé dans la rédaction du rapport Acheson-Lilientha de 1946, une proposition radicale qui demandait que l’énergie atomique soit placée sous le contrôle des Nations unies.
Cette proposition, connue sous le nom de plan Baruch, a été rejetée par l’Union soviétique. Oppenheimer était amèrement déçu, mais les diplomates atomiques américains avaient probablement l’intention de le rejeter – après tout, la marine américaine testait des bombes atomiques au-dessus de l’atoll de Bikini dans le Pacifique. Plutôt que de considérer la bombe comme l’arme qui mettrait fin à toutes les guerres, l’armée américaine semblait la considérer comme son atout. Le film de Nolan fait référence à la déclaration du physicien britannique Patrick Blackett selon laquelle la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki
« n’était pas tant le dernier acte militaire de la Seconde Guerre mondiale que la première opération majeure de la guerre diplomatique froide avec la Russie ».
Lorsque les Soviétiques ont obtenu leur propre bombe atomique en 1949, Oppenheimer et son groupe de conseillers scientifiques se sont opposés à une proposition visant à ce que les États-Unis réagissent en mettant au point la bombe à hydrogène, mille fois plus puissante que les bombes atomiques larguées sur le Japon. Son opposition a ouvert la voie à la disgrâce politique d’Oppenheimer. En l’espace de quelques années, les États-Unis et l’Union soviétique ont tous deux testé des bombes à hydrogène. L’ère de la destruction mutuelle assurée, où une attaque nucléaire serait certaine d’anéantir les deux superpuissances, avait commencé. Aujourd’hui, neuf nations possèdent des armes nucléaires – mais 90 % d’entre elles appartiennent toujours aux États-Unis et à la Russie.
Vers la fin de sa vie, Oppenheimer a été interrogé sur la perspective de négociations pour limiter la propagation des armes nucléaires. Il a répondu : « Cela arrive 20 ans trop tard. Cela aurait dû être fait au lendemain de Trinity. »
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
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