"One Piece" sur Netflix: pourquoi les adaptations américaines de mangas ont si longtemps été ratées

Les responsables de Netflix peuvent souffler. La série One Piece, adaptation américaine en live-action de l'un des mangas les plus populaires au monde, emballe des fans de l'œuvre d'origine depuis sa sortie le 31 août. Un soulagement pour le géant du streaming, qui réussit ainsi à déjouer une malédiction tenace: celle du raté quasi-systématique que signent les Américains lorsqu'il se frottent à la BD japonaise.

"On sent une vraie connaissance de l'œuvre (dans cette adaptation)", explique pour BFMTV.com Matthieu Pinon, auteur de Manga, que d'histoires! (Larousse). "Les comédiens sont habités par leur rôle, les trahisons par rapport au déroulé de l'oeuvre d'origine sont intelligentes, un budget a été mis en place."

Netflix n'a pas communiqué sur le coût de production. Mais Cosmopolitan rapporte que pas moins de 138 millions de dollars auraient été déboursés pour adapter les aventures de Luffy, jeune aspirant pirate au corps élastique, qui parcourt terres et mers à la recherche d'un trésor perdu entouré de son équipage éclectique.

Il fallait bien cette somme pour s'attaquer à un tel phénomène. Publiée depuis 1997 par Eiichirō Oda, composée à ce jour de 105 tomes, la bande-dessinée s'est écoulée à 490 millions d'exemplaires à travers le monde, ce qui en fait le manga le plus vendu de tous les temps. La série d'animation adaptée, lancée en 1999, compte quant à elle plus de mille épisodes.

"Le meilleur live-action"

Avec One Piece, le géant du streaming a réussi à charmer les critiques: "Netflix a trouvé la bonne formule", salue Télérama, se joignant aux articles élogieux de Numerama et Première. Mais le vrai tour de force est d'avoir convaincu les fans de la première heure.

"Je m’attendais à une catastrophe et je suis agréablement surpris"; "Légère impression de redécouvrir One Piece à travers ce live-action": "L’œuvre a été respectée, faire un bon live-action est possible"; "C'est juste le meilleur live-action"; partout sur Twitter, les connaisseurs s'extasient devant cette adaptation occidentale, sans cacher leur étonnement.

Car depuis plus de dix ans, toutes les transpositions du genre enchaînent les fours. Au cinéma (Dragonball Evolution, Ghost in the Shell, Les Chevaliers du Zodiaque) comme sur les plateformes (Death Note, Cowboy Bebop), les fans de manga et d'animation japonaise sont allés de déception en déception.

"Je crois que le problème vient de la vision des producteurs hollywoodiens", analyse Matthieu Pinon. "Ils pensent que tel ou tel élément est obligatoire pour que ça fonctionne auprès du public, et tentent de faire rentrer des ronds dans des carrés."

Le spécialiste s'attarde sur l'exemple de Dragonball Evolution, réalisation de 2009 signée James Wong, assassinée par les fans et la critique à sa sortie. "Son-Goku (héros de cette série culte signée Akira Toriyama, NDLR) y devenait un lycéen américain, sans doute dans le but de favoriser l'identification auprès du public adolescent", déplore-t-il. "Rien que ça, ce n'est pas possible."

Même erreur avec Les Chevaliers du Zodiaque, film de Thomasz Baginski sorti en mai dernier, adapté du classique des années 1980. "Les 45 premières minutes du film sont une succession de vannes, dans la lignée des films de super-héros. Les producteurs se sont dit: 'Ce qui marche, ce sont les adaptations de comics Marvel, avec leur humour constant qui détache le spectateur des enjeux, alors on va faire pareil'." Mauvaise stratégie, analyse Matthieu Pinon.

"Forcément, cette approche ne marche pas: Les Chevaliers du Zodiaque est une œuvre très premier degré, tout est très sérieux. Ce qui donne une adaptation déphasée par rapport au produit d'origine."

"Rester fidèle"

Pour ne pas tomber dans les mêmes travers que ses prédécesseurs, One Piece a tout fait pour rester au plus près de la matière d'origine. Si les manettes du programme ont été confiées à Matt Owens et Steven Maeda, deux Américains, ils ont travaillé en étroite collaboration avec Eiichirō Oda, crédité parmi les producteurs exécutifs. "L'équipe m'a promis que (la série) ne serait lancée que lorsque j'en serai pleinement satisfait", assurait-il en mai dernier dans une note d'intention. Et le maître du manga n'a pas hésité à exercer son droit de regard:

"Même après la fin du tournage, la production a accepté de refaire de nombreuses scènes parce que je ne les trouvais pas assez bonnes pour être dévoilées", a-t-il déclaré dans un communiqué.

Il a également veillé au traitement réservé aux personnages qu'il a créés: "Il a fallu vraiment réfléchir à ce que les fans aiment chez les protagonistes, les dynamiques entre eux - et rester fidèles à ces éléments", a-t-il ainsi expliqué au New York Times.

Ce qui a sans doute permis à la série d'éviter un autre piège typique de ces adaptations américaines, dans lequel Netflix est tombée en 2017 avec sa version de Death Note (2017). Le sociopathe brillant du manga d'origine devenait un adolescent maladroit et tueur malgré lui, dénaturant l'œuvre d'origine. L'illustration, pour Matthieu Pinon, d'un autre décalage entre fictions américaines et japonaises qui rend difficile la transposition d'un continent à l'autre:

"Les personnages américains sont souvent lisses. Ils véhiculent de bonnes valeurs, à l'image d'un Luke Skywalker. À l'inverse, les mangas se permettent tout et assument les aspérités des personnages."

À cette intervention de l'auteur d'origine s'est ajouté le désir sincère de respecter l'ADN esthétique de l'oeuvre. C'est armées des "Color Walks" d'Oda, ses ouvrages regroupant ses illustrations couleur, que la maquilleuse Amanda Ross-McDonald et la costumière Diana Cilliers ont donné vie aux personnages: "Nous les utilisions comme une bible, nous les consultions constamment", ont-elles confié, précisant avoir toujours cherché à aller au plus près des dessins sans verser dans le cosplay.

"Un rejet des adaptations made in occident"

Des efforts redoublés, pour aller à la rencontre de fans particulièrement difficiles à satisfaire. Car comme le reconnaît Matthieu Pinon, la communauté manga agit souvent comme gardienne du temple, particulièrement protectrice de l'objet de sa passion:

"La première génération de fans, celle du Club Dorothée, a grandi en étant moquée pour son goût de l'animation japonaise. On parlait de japoniaiseries, ils en ont pris plein les dents."

"Alors quand ils voient que les œuvres qu’ils ont défendues contre le grand public deviennent des produits re-marketés pour celui-ci, il y a un phénomène réactionnaire compréhensible qui se met en place", poursuit-il. "Quand le produit est raté, ça aide encore moins."

L'avènement du manga - en France, une BD vendue sur deux vient du Japon - a permis à la deuxième génération de fans, les adolescents d'aujourd'hui, d'être moins marginalisée. "Ils vont se dire que forcément, les producteurs en charge des adaptations connaissent moins bien l'œuvre qu'eux, et que ce sera mal fait. Les raisons sont différentes mais, quelle que soit la génération, il y a un rejet des adaptations made in occident."

L'exception culturelle (des adaptations) française(s)?

Et de souligner une exception française, le Nicky Larson de Philippe Lacheau sorti en 2018: "Le dessin animé d'origine avait cet humour grivois qui correspond à ses films, le personnage est tourné en ridicule, il y avait une volonté de faire un film d'action. C'était une belle adaptation, justement parce qu'elle ne cherchait pas à adapter."

De quoi laisser leur chance à deux autres futures productions françaises tirées de programmes cultes japonais: une série inspirée de Cat's Eyes, et un projet de programme sur Les Mystérieuses Cités d'or, révélé par Allociné.

Le succès du One Piece à la sauce américaine ne veut pas nécessairement dire que sa carrière sera longue. Si la série a atteint le Top 10 des contenus les plus regardés dans 93 pays cette semaine sur Netflix, elle a été moins plébiscitée que The Witcher, Mercredi ou Stranger Things à leur lancement. Des résultats en demi-teinte pour un phénomène de cette ampleur.

Article original publié sur BFMTV.com