"On ne voulait pas faire du Tintin": comment le manga a rendu obsolète la BD franco-belge

Détail de la couverture de la BD
Détail de la couverture de la BD

Samedi 19 mars, 20 heures. Le festival de la BD d'Angoulême bat son plein. Deux auteurs presque trentenaires, Léa Murawiec et Sylvain Repos, sont acclamés par la foule réunie dans le théâtre de la ville. La première vient de recevoir le prix du Public pour Le Grand Vide, récit d'une femme qui perd pied dans une société hantée par la peur de l’oubli, le second le Fauve des Lycéens pour Yojimbot, histoire d'un samouraï robot.

Ces deux BD n'ont rien en commun, si ce n'est qu'elles sont le fruit d’une nouvelle génération d'auteurs et d'autrices née pour la plupart entre 1987 et 1998, qui compte également Mathieu Bablet (Carbone et Silicium), Timothé Le Boucher (47 cordes), Lucie Bryon (Voleuse), Alix Garin (Ne m'oublie pas), Jérémie Moreau (La Saga de Grimr), Élisa Marraudino (Bébé fille), Yoann Kavege (Moon Deer), Guillaume Singelin (P.T.S.D.), Elléa Bird (Se jeter à l’eau), Jade Khoo (Zoc), Quentin Rigaud (Stigma), Florent Maudoux (Freaks' squeele), (Valentin Maréchal (Ce Garçon), Baptiste Pagani (The Golden Path), Jim Bishop (Lettres perdues) et Elizabeth Holleville (Immonde!).

Tous ces jeunes auteurs repoussent les limites de la BD franco-belge avec un nouveau style y injectant des touches de comics et de manga. "On s'inspire les uns les autres", résume Élisa Marraudino. "Il y a un style plus lâché, un ton et un humour différents, plus d’autrices aussi. C'est rafraîchissant!" "Cette effervescence, je la sens quand je regarde ma pile de BD!", rigole Yoann Kavege.

Ce style hybride séduit un public de plus en plus large. Carbone et Silicium s'est écoulé à plus de 100.000 exemplaires. Le Grand Vide et Yojimbot ont atteint les 16.000 - un très beau score pour deux auteurs novices. À Angoulême, Dargaud a écoulé en deux jours tout son stock de Zoc de Jade Khoo, envoûtant récit d'une jeune dessinatrice tout juste sortie des Gobelins.

"La BD a tendance à vivoter"

De quoi rassurer certains observateurs inquiets de l’obsolescence programmée de la BD franco-belge classique? Si l'offre n'a jamais été aussi riche, la BD perd un peu plus chaque année de parts de marché face au manga. A l'heure où un album vendu sur deux est un manga, les ventes record d'Astérix, Lucky Luke ou Blake et Mortimer ne sont pas révélatrices de la santé du secteur. "L'offre ne correspond plus au profil de consommation contemporain", souligne Stéphane Beaujean, directeur éditorial de Dupuis. Pire, la BD ne s'exporte pas et n'existe pas hors du monde francophone. "La BD a longtemps eu tendance à vivoter dans son pré carré", déplore Sullivan Rouaud, directeur de collection de Mangetsu et co-éditeur de Moon Deer (Bubble Editions).

Pour autant, la BD franco-belge ne vit pas ses dernières heures. "En BD comme en tout, je ne crois pas au (grand) remplacement", s'amuse Thomas Ragon, qui édite chez Dargaud Zoc et Yojimbot. "On a atteint un plafond de verre", prévient cependant Guillaume Singelin. "On ne dépassera pas les ventes du manga." "Il y a toujours le moyen de redresser la barre, mais ça périclite tout doucement", renchérit Sylvain Repos. "On est de plus en plus nombreux à utiliser les codes des mangas et des comics. Les vrais artistes franco-belges, dans dix ans, il n'y en aura plus. Il n'y aura plus que des artistes hybrides."

Cette nouvelle génération de bédéastes a parfaitement conscience de vivre un moment charnière, exacerbé par la pénurie de papier et la crise des matières premières, qui font du bon vieil album cartonné couleur une relique du passé. "D'ici les dix prochaines années", note Alix Garin, une autrice belge de 25 ans, "la BD produite en France et en Belgique va être amenée à beaucoup évoluer pour toucher ce lectorat d’ados passionnés par les mangas, pour essayer que cette tradition survive et soit pérenne." Un défi "très stimulant", confie-t-elle:

"J'ai envie d’être autrice de BD toute ma vie. Et pour ça il faut que j’ai des lecteurs toute ma vie! On ne fait pas de la BD pour qu’elle soit uniquement lue par nos parents. Il faut que les artistes sentent ce vent tourner et en même temps, ce sont les artistes qui le font tourner. C'est un équilibre à trouver. En tant qu'auteur, on a vraiment un rôle à jouer."

"Nos planches respirent plus"

Pour beaucoup d’éditeurs, cette hybridation offre plus de spontanéité aux auteurs, juge Sullivan Rouaud: "La grammaire du manga laisse beaucoup plus de place à ses personnages que le franco-belge ou le comics." La nouvelle génération s’appuie aussi sur la décompression narrative du manga. En 15 ans, la BD franco-belge a beaucoup changé. Traditionnellement assez rigide avec ses cases, elle s'est assouplie. "Depuis l'avènement du manga, nos planches respirent plus."

"On s'inspire de certains codes du manga dans nos œuvres, mais il n'y a pas de volonté de le singer", insiste cependant Run, créateur du Label 619 et auteur de Mutafukaz. "L'hybridation se passe en soumsoum, en douce", résume Sylvain Repos. "J'ai grandi avec Akira et Appleseed. C'était normal d'injecter ce dessin-là, cette narration-là dans mes BD", ajoute Guillaume Singelin, autre figure du Label 619.

Même Alix Garin et Élisa Marraudino, peu consommatrices de mangas ou d’animes, ressentent ces influences dans leur travail: "Je ne suis pas influencée par le manga. mais j'ai réussi à piocher dans le peu que j'ai lu", détaille Élisa Marraudino. "J'ai aussi essayé de me réapproprier des petits détails vus dans des animes des années 80 et 90, comme la manière dont les émotions sont exprimées avec des expressions très exagérées."

Full Metal Alchemist et Nana comptent parmi les mangas les plus cités par la nouvelle génération. "C'est resté en moi, inconsciemment", dit Léa Murawiec. Lucie Bryon salue leur "liberté narrative et formelle". En les lisant, elles ont appris à ne pas figer leurs récits dans un genre ou un style. "Je ne fais pas de séparation entre les genres. Ce n'est plus d’actualité", lance Léa Murawiec, qui emprunte au manga ses cadrages spécifiques (contre-plongées) et ses personnages qui s'étirent et se déforment.

"Il y a une réelle fusion planétaire"

La jeune génération vénère autant les cartoons de Tex Avery que la BD francophone contemporaine (Aude Picault, Catherine Meurisse, Christophe Blain). Quentin Rigaud cite également Bryan Lee O'Malley (Scott Pilgrim) et Taiyou Matsumoto (Amer Béton). Yoann Kavege ne jure que par Kid Paddle et Naruto. Leur dernier contact avec le franco-belge est souvent Le Monde de Milo ou Lou. "Mes étudiants ignorent qui est Mœbius ou Franquin", corrobore Michaël Sanlaville, co-créateur de Lastman, qui donne des cours à Émile Cohl de Lyon. "Ils ont aussi la culture du webtoon, qui propose une nouvelle manière de raconter des histoires."

"Les chapelles se sont estompées grâce à ces auteurs plus passe-partout", salue Stéphane Beaujean. "Il y a une réelle fusion planétaire. C’est très excitant", se réjouit Thomas Ragon. Ce nouveau style est aussi né en réaction au classicisme des écoles d’animation et d’art. "Quand je suis entrée en école d’art, faire du manga, c’était encore la honte", se souvient Lucie Bryon. "On ne voulait pas faire du Tintin", dit Léa Murawiec. "On voulait au contraire ajouter plus de dynamisme et faire éclater les cases."

Ce style hybride n'aurait pas pu naître ailleurs qu'en France, où les librairies ont toujours proposé des œuvres d’autres cultures. Ce métissage a débuté en 1994 avec le récit cyberpunk Nomad (Glénat). Elle s'est poursuivie dix ans plus tard chez Ankama Editions sous l’égide de Tot, puis avec le Label 619 de Run. "L'industrie actuelle leur doit beaucoup", insiste Sullivan Rouaud. "Ils ont fait ça très naturellement et ils ont continué à miser sur toute une génération qui influence la BD d'aujourd’hui." "L'arrivée d'Ankama m'a fait prendre conscience que j'avais envie de faire de la BD", abonde Quentin Rigaud. "Ça m'a montré qu’une autre voie était possible." "Il n'y a plus un parcours pour découvrir la BD et s'y mettre", précise Yoann Kavege, passé par Ulule pour financer Moon Deer.

"Une grande maturité dans la narration"

Quinze ans après, ce style hybride également travaillé par Aseyn (Bolchoï Arena), Merwan Chabane (Mécanique céleste), Neyef (Hoka Hey), Bastien Vivès (Polina) et Alexis Bacci (Dérives) est enfin arrivé à son apogée. "Il a fallu du temps pour que des auteurs recrachent cette culture avec un peu de maturité", souligne Michaël Sanlaville, auteur du récent shōnen sportif Banana Sioule. "On a un peu essuyé les plâtres", concède Run, très impressionné par cette nouvelle génération qui témoigne d'une "grande maturité dans la narration".

Les éditeurs sont désormais plus réceptifs à ce style. Le Grand vide, Bébé Fille et Zoc témoignent d'une grande liberté créatrice. Récit muet, Moon Deer déjoue les attentes des lecteurs. Yojimbot et Stigma impressionnent par la densité de leur narration, qui s'étend sur plusieurs centaines de pages. "La BD, c'est le lieu où on peut tout imaginer", estime Yoann Kavege. "On n'a donc aucune raison de s'imposer une contrainte! C'est normal que ce soit le milieu artistique avec le plus grand nombre de révélations artistiques."

"Les éditeurs commencent à se rendre compte qu’ils doivent renouveler leur panel d’auteurs très franco-belges", glisse Guillaume Singelin. Pour preuve, Casterman vient de sortir une nouvelle édition de Lastman au format manga - format qui avait été refusé à l’époque de sa première publication en 2013. Seul les librairies ont du mal à saisir cette nouvelle vague: "J'ai vu Moon Deer tantôt au milieu de comics, tantôt avec les BD indées", raconte Yoann Kavege.

Un nouveau format

Même Le Lombard, autre éditeur historique du 9e Art qui souffre d'une image assez vieillotte, est plus attentif aux nouvelles tendances. "Ils offrent leur chance à plein de jeunes auteurs", confirme Alix Garin. "Ils sont venus me chercher. J’étais personne et ils m’ont donné carte blanche. Ils sont à la recherche de jeunes auteurs, de nouvelles manières de raconter des histoires, de nouveaux styles d’histoire. En tant qu’autrice, je trouve ça génial de faire partie d'une nouvelle génération au sein d'une ancienne maison."

Ce renouveau stylistique apporte un nouvel imaginaire. Des ouvrages comme Carbone et Silicium, Voleuse, Ne m'oublie pas et Stigma mettent ainsi en scène des personnages hors des canons classiques, handicapés, lesbiens ou trans... "Le but de Stigma, c'était que ce soit normalisé", dit Quentin Rigaud, dont l'héroïne n'a pas de bras. "On n'a pas envie de réitérer des codes de genre qu'on n'aime pas trop et qui ne nous correspondent plus", complète Yoann Kavege.

Les formats aussi changent. Les traditionnelles 48 pages cartonnées en couleur ("48 CC"), déjà critiquée dans les années 1990 par L'Association, sont délaissées au profit du roman graphique, plus petit. Ce format venu des Etats-Unis, approchant les 200 pages, est plus propice pour développer les personnages et les intrigues. "On veut une expérience de lecture plus longue", souligne Quentin Rigaud. "Il y a une culture de l'objet. On fait gaffe à avoir des beaux livres à l'heure du tout-numérique."

"Ce ne sont pas les éditeurs qui poussent pour le roman graphique, mais les auteurs qui veulent se lâcher", complète Sylvain Repos, qui avait au départ imaginé Yojimbot comme un manga noir et blanc dans la lignée de Lastman. "Il y a beaucoup de bonnes BD aujourd'hui. Pour sortir du lot, il faut avoir une vraie proposition. Et c'est difficile avec seulement 48 pages." "Le 'nouveau format' du franco-belge est là, sous nos yeux", insiste Sullivan Rouaud. "Il permet en plus de créer des licences faciles à appréhender par les grosses machines que sont Netflix, Amazon et j'en passe, tandis que le '48 CC' est naturellement plus âpre à adapter."

Vers une industrie du manga français?

L'avenir de la BD franco-belge passe-t-il forcément par le manga? Stéphane Beaujean, qui souhaite importer en France "la vraie culture manga", en est persuadé. Il dévoilera chez Vega-Dupuis en janvier 2023 Ceus!, un shōnen sur Peterson Ceus, "le Billy Eliot de la gymnastique rythmique". L'éditeur compte proposer des récits qui "sont le reflet de la société dans laquelle on vit, avec des héros 'bigger than life' à destination des enfants": "Le manga, ce n’est pas qu'une esthétique, mais aussi un rapport au monde."

Selon Stéphane Beaujean, l'Europe doit être capable de dessiner du manga comme au Japon. "Si on n'arrive pas à recréer une génération d'auteurs capable de générer une industrie de 'mass market', on risque de connaître une vraie transformation de la bande dessinée sur notre territoire." D'autant que le succès d'auteurs comme Timothé Le Boucher, Mathieu Bablet ou Sylvain Repos n’est pas suffisant "pour supporter une industrie": "Si face à eux l'industrie s’arrête, cette extraordinaire vivacité ne trouvera aucune porte de sortie."

De l’avis de beaucoup d'éditeurs, il est pourtant encore impossible de reproduire l’écosystème du manga japonais en France. D'abord d'un point de vue économique, prévient Thomas Ragon: "Il faudrait financer un auteur, cinq-six assistants. On a déjà du mal à payer à leur juste valeur un dessinateur, un scénariste et un coloriste!" "Et ce système ne serait pas forcément la bonne façon pour contrecarrer le succès du manga", ajoute Guillaume Singelin.

"Il vaudrait mieux pour la BD franco-belge continuer à faire ce qu’elle fait de mieux", conclut Alix Garin. "Elle aura peut-être une part moins importante de lecteurs sur le marché, mais au moins elle fera quelque chose qui la distingue du reste. Peut-être faut-il assumer sa différence. On ne fera jamais les ventes du manga et ce n’est pas grave tant qu’on fait les choses bien."

Article original publié sur BFMTV.com