"On ne sort pas indemne de ça": "La Confiance règne", le premier flop d'Étienne Chatiliez

La Confiance règne occupe une place particulière dans la carrière d'Étienne Chatiliez. Échec retentissant au box-office en 2004 après les succès de La Vie est un long fleuve tranquille, Tatie Danielle, Le Bonheur est dans le pré et Tanguy, cette comédie noire sur un couple d'arnaqueurs marque pour le réalisateur la fin d'une décennie merveilleuse.

"Un film, c'est toujours un miracle. Quatre miracles de suite, c'était apparemment beaucoup trop", commente-t–il d'un ton sardonique, avant d'ajouter: "Je savais que c’était quelque chose de plus personnel qui risquait gros, mais pas à ce point-là." "Ce bide était injuste", insiste Éric Berger, un de ses acteurs fétiches. "C'était un vrai film."

Le bonheur par la consommation

Tout commence fin 2001. Alors que Tanguy devient un phénomène de société, Chatiliez tient déjà l'idée de son prochain film: "décrire notre monde où tout est basé sur le fric et le pouvoir". Il a déjà ses personnages principaux: un couple d'escrocs bêtes et méchants qui rotent, pètent et volent.

"Ça aurait pu être des bandits de grand chemin, mais ils n'ont pas de cause", analyse le réalisateur. "Ces êtres-là, leur bonheur, ils le trouvent par la consommation. Le bonheur, aujourd’hui, est représenté uniquement par la capacité des gens à consommer. C’est ce qui m’intéressait."

Avec ses anti-héros obnubilés par la consommation, il entend dénoncer l'industrie de la mode qui "a compris que ce n'est pas parce que les pauvres n'ont pas d’argent qu'on n'allait pas leur piquer": "C'est pour cette raison qu'il y a des marques pas chères. Maintenant ça se voit moins que vous êtes pauvre par les vêtements."

Pas une comédie traditionnelle

Chatiliez se met à écrire avec Laurent Chouchan, son comparse de Tanguy. Leur scénario ne ressemble à aucune comédie traditionnelle. Sec et dépouillé, le film démarre dans le vif du sujet. "C'est un peu le ton des personnages, leur brutalité", note Chatiliez. "On entre dans l'histoire avec leur tempérament."

Au lieu d'une structure classique en trois actes, l'histoire suit le quotidien de Chrystèle et Christophe. Pour joindre les deux bouts, ils enchaînent les postes de domestiques chez des grands bourgeois - qu'ils volent dès qu'ils ont le dos tourné. La situation se répète jusqu'à la découverte de sacs de drogue sur la plage, qui les rend riches.

Incapables de se faire confiance, Chrystèle et Christophe sont pourtant unis par un amour indéfectible. "On voulait faire une histoire d'amour avec des gens pour qui la vie n'avait pas été tendre et raconter comment ils s'apprivoisent l'un l'autre", précise Laurent Chouchan.

L'amour au temps des flatulences

Ces personnages étonnants et insaisissables sont unis par leur goût pour les flatulences, véritable ciment de leur couple. "Aimer quelqu'un, c'est accepter ses odeurs", insiste Laurent Chouchan. "C'est leur façon de communiquer et de s'aimer. Ça leur permet de se rendre compte qu'ils se manquent."

"C'est beau de raconter une histoire d'amour un peu décalée comme celle-là", salue Cécile de France, l'interprète de Chrystèle. Éric Berger y voit aussi "une histoire d’amour sincère avec tout ce que ça comporte comme accidents": "Je préfère ça à un couple qui s'embrasse sur une falaise devant un coucher de soleil."

Cet humour potache a beaucoup décontenancé. Chatiliez le revendique pleinement: "J'aime bien être toujours à la limite du supportable. L'humour permet de se mettre en danger." "On n'ose pas en général", s'enthousiasme Cécile de France. "Tout est toujours lisse. On a bien le droit aussi de faire n'importe quoi."

Il faut cependant du doigté: "C'est comme de la musique", précise la monteuse Catherine Renault. "Les pets apportent du rythme, mais il ne faut pas en mettre trop, sinon ça devient grotesque." "On nous l'a beaucoup reproché", enchaîne Laurent Chouchan. "Même si c'est un peu scato, ce n'est absolument pas dégueulasse."

Comédie ethnologique

Les deux hommes peaufinent pendant deux ans et demi ce scénario. "Au bout d'un moment, je me mettais tellement dans la peau du personnage que moi-même je sentais que je devenais aussi con que Christophe dans mes conversations quotidiennes", s'amuse Laurent Chouchan.

Chaque personnage, même secondaire, est travaillé, finement caractérisé. "Si on ne soignait pas nos personnages dans une histoire comme celle-là, il aurait été difficile de voir l'évolution de Christophe et Chrystèle", insiste encore le scénariste. Pour nourrir cette histoire, le duo sillonne aussi le Grand Est.

"Je fais souvent des repérages pendant l'écriture du scénario", confie Chatiliez. "On a été en Moselle et en Lorraine. Dans les TER régionaux, j'ai observé les gens et j'ai représenté ce que j'ai vu dans ces endroits. Avec mes films, j'ai toujours un peu l'impression de faire de l'ethnologie dans mon pays."

Dans la lignée des comédies italiennes des années 1960 et 1970, La Confiance règne jette un regard cru sur les marges de la société française. Dans une scène qui rappelle La Vie est un long fleuve tranquille, le personnage de Chrystèle est ainsi brièvement présenté comme une victime d'inceste.

Un traumatisme qui l'aurait poussée à une vie d'errance - une idée de scénario qui sera reprochée à Étienne Chatiliez: "La façon dont on en parle est peut-être inadmissible aujourd’hui, mais je pense que ça se passe comme ça. Je n'y suis pour rien si ça se passe comme ça", se défend le réalisateur.

"Une fin d'une tristesse abyssale"

Avec Chrystèle, personnage qui s'est adouci au fil des réécritures, la comédie bascule du côté de la tragédie. L'histoire se conclut avec un final d'un pessimisme et d'une cruauté inédits dans l'œuvre de Chatiliez. Chrystèle succombe à une maladie rare. Une idée risquée, reconnaît-il avec le recul.

"Comme tous les gens qui font des choses drôles, j'ai un fond sinistre, et là il est bien ressorti", s'amuse-t-il. "Parfois, je me dis qu'on n'aurait pas dû la faire mourir. Mais j'avais eu beaucoup de morts dans ma famille à ce moment-là. Je m'occupais de gens, ma sœur était à l'hôpital."

Dans l'impossibilité de payer l'enterrement, Christophe prend la fuite et retourne à sa vie de petits larcins. "Ce que j'aimais, c'était qu'il reparte sur la route après avoir vécu tout ça, qu'il soit obligé de recommencer comme au début", commente Étienne Chatiliez.

"Il n'a rien appris et, comme il est bête, il n'en souffrira pas trop. C'est une fin d'une tristesse abyssale", analyse encore Laurent Chouchan. "La fin est très émouvante", nuance Éric Berger, "parce qu'il fait la même tête d'imbécile que pendant tout le film et en même temps il a une petite tension nerveuse, comme s'il la cherchait partout."

Pas de favoritisme

Une fois terminé, le scénario est présenté à Charles Gassot, producteur historique de Chatiliez. "Il m'a appelé pour me dire que c'était magnifique, que c'était beau comme du Renoir", se remémore Laurent Chouchan. "Ça avait fait mon été." À Chatiliez, Gassot dira plus crûment: "Vous avez bien fait d'en chier. C'est vachement bien."

Le casting se fait en deux temps. Pour Christophe, Étienne Chatiliez fait appel à Vincent Lindon. Ce dernier, qui rêvait de travailler avec lui, l'avait contacté lui-même à la sortie de Tanguy. "Vincent voulait des rôles de banquier, de docteur. Avec l'esprit de contradiction qui est le mien, je lui ai dit qu'il serait loufiat!"

Pas question pour autant de faire du favoritisme: Lindon doit passer des essais. "Tu vas faire comme tout le monde", lui lance le réalisateur. Pour Chrystèle, sont notamment en lice Isabelle Carré, Julie Depardieu et Cécile de France - qui l'emporte. "Elle avait cette espèce de brutalité, de jovialité. Et elle connaissait les gens dont on allait parler."

Elle accepte aussitôt: "À l'époque, quand vous receviez un film d'Étienne Chatiliez, c'était un événement. Ce n'était pas un scénario comme un autre." Le réalisateur fait de nouveau appel à Éric Berger, la star de Tanguy: "C'était rare qu'il retourne avec les mêmes acteurs. Le fait d'être à nouveau choisi était une belle reconnaissance."

Un peu démonstratif

Le tournage se déroule entre l'Alsace, le Calvados et la région parisienne à l'automne 2003. "C'était un tournage magique pour moi, une des expériences les plus importantes de ma vie”, se souvient Cécile de France. "Quand on se préparait dans la loge le matin, on s'amusait énormément. Étienne se mettait du rouge à lèvres, il faisait le con."

Étienne Chatiliez n'en demeure pas moins très attentif à sa mise en scène. "Il arrivait tous les matins avec un storyboard", insiste Catherine Renault. "Il sait ce qu'il veut. C'est très précis." "Je réfléchis beaucoup au découpage", confirme l'intéressé. "Je ne filme que ce dont j'ai vraiment besoin. Je ne me couvre pas."

Comme dans Maris et Femmes de Woody Allen, il privilégie des plans à la steadicam, système stabilisateur de prise de vues qui offre à l'écran des plans à la fois pris à la volée et stylisés. Un système parfait pour souligner l'errance de ses héros, bien qu'il le trouve utilisé de manière "un peu trop démonstrative" dans La Confiance règne.

Comme des suricates

Pour renforcer l'impression que ces personnages sont toujours "sur le qui-vive", Vincent Lindon et Cécile de France adoptent un jeu outré inspiré par les mouvements des suricates. "C'était très drôle et unique à faire", raconte l'actrice. "Très peu de réalisateurs vous proposent ça. C'est fun, c'est joyeux, c'est libre."

"En revoyant le film, je me suis dit que là aussi j'avais trop appuyé", réagit Chatiliez. "On peut arriver au même résultat en appuyant moins." Vincent Lindon "en faisait souvent trop", estime Catherine Renault. "J'aurais aimé le calmer un peu. Lorsque je choisissais mes prises, c'était ce que j'essayais de faire. Mais Étienne voulait ça."

A la sortie, ce jeu sera perçu comme de la moquerie. Un contresens absolu du film, qui jette au contraire un regard tendre sur ses personnages, "comme dans Strip Tease", insiste Cécile de France: "C'est rire de ce qu'il y a de drôle, sans se moquer, sans être snob. Quand un personnage a un accent pas possible, c'est drôle!"

Originaire lui-même du nord de la France, Étienne Chatiliez connaît bien cet univers: "C'est un monde qui m'a toujours fasciné, que j'ai observé. J'ai une grande tendresse pour ces gens-là. Je m'en voudrais que les gens que je décris se sentent trahis. J'étais sûr qu'avec Cécile et son énergie, ce serait formidable."

L'actrice puise dans ses souvenirs pour donner chair à Chrystèle et adopte un accent mi-alsacien mi-belge: "C'était assez jouissif d'interpréter un personnage comme ça. Ça n'arrive pas souvent au cinéma." "Elle est hyper juste dans tous les petits gestes que Vincent n'a pas, parce qu'il ne connaît pas ce monde-là", note Catherine Renault.

"J'ai été aveugle"

Le 10 novembre 2004, lorsque La Confiance règne sort, la presse se montre "épouvantable, vengeresse": "Je crois qu’ils étaient bien contents", déplore Étienne Chatiliez. "Je ne dis pas que le film est bon et qu'ils sont passés à côté - je m'en fous - mais ils étaient contents de pouvoir foutre la pâtée au mec qui avait brillé jusque-là."

Pour une fois, le public est d'accord et boude le film. Avec seulement 494.712 entrées, pour un budget estimé à 12,75 millions d'euros, le flop est retentissant. Personne ne l'a vu venir. "On ne voit pas dans ces cas-là", admet Chatiliez. "J'ai été aveugle. Et je n'ai pas été le seul: Charles Gassot, le distributeur..."

Le distributeur, UGC, avait néanmoins été prudent et avait retoqué une première bande-annonce un peu expérimentale sans image et avec des bulles de texte. "Elle rendait bien compte de l’état d’esprit de nos deux personnages", déplore Étienne Chatiliez. "Je trouvais ça très drôle une bande-annonce sans image."

"J'étais déprimé"

La fin du film n'est sans doute pas étrangère à ce flop. "C'était tellement cruel de la voir mourir à la fin que je me demande comment on pouvait dire que c'était la nouvelle comédie de Chatiliez", reconnaît Laurent Chouchan. "C'était un contresens." "Il n'aurait pas fallu signer le film de mon nom pour lui donner une chance", glisse Chatiliez.

L'échec de son film l'a brisé. "Michel Berger, qui était un copain de mon frère, disait toujours qu'il avait beaucoup appris de l’échec. Moi je n'ai pas appris grand-chose de l'échec. À part me déstabiliser et me foutre en l’air, ça ne m'a pas apporté..."

"On ne sort pas indemne de ça", poursuit-il. "Un flop, c'est redoutable. Tu perds toute confiance en toi. Je suis resté couché huit jours. Puis je suis allé voir mon généraliste. Il m'a dit que j'étais déprimé." Il poursuit, citant son ami, le réalisateur Georges Lautner: "Il ne faut jamais faire des films avec ce qu'on aime et ce qu'on pense."

Vingt ans après, Chatiliez reste très fier du regard acéré de son film sur la France. "J'aime beaucoup Sempé. Je trouve qu'il nous a bien vus. J'espère qu'on pourra dire un jour des films que j'ai faits que je nous ai bien vus." "Je rencontre pas mal de gens qui ont vu La Confiance règne et pour qui c'est un de leurs films préférés", assure Cécile de France.

Article original publié sur BFMTV.com