« Je ne contracte pas » : derrière cette vidéo virale, l’inquiétante idéologie des « citoyens souverains »

Un conspirationnisme né aux États-Unis, et qui a essaimé partout dans le monde.

« Je n’appartiens plus à l’entreprise république française » : ce n’est pas, habituellement, la réponse que l’on fait à un policier vous réclamant vos papiers sur le bas-côté. C’est pourtant l’étrange réplique faite par cette passagère d’une voiture en train de filmer son échange avec les forces de l’ordre françaises, dans une vidéo diffusée le 2 avril par le compte Vincent Flibustier sur X, et dont le succès (plus de 2 millions de visionnages) n’a d’égal que la stupéfaction, parfois l’hilarité, qu’elle provoque.

L’interaction entre ce couple décidé à ne pas obtempérer, et des policiers de moins en moins patients, culmine avec une vitre brisée, suivi de l’arrestation (non filmée) des deux protagonistes. Durant toute l’altercation, les mots prononcés par ces derniers, leur attitude, leur justification pour refuser se plier à la demande de la police, peuvent paraître étranges. Presque scriptés. Et pour cause.

Le couple concerné, qui depuis a publié une autre vidéo détaillant ses motivations, se réclame ainsi du mouvement des « citoyens souverains ». Une idéologie conspirationniste qui, pour le dire simplement, considère que la France, comme bien d’autres pays, n’est plus une nation mais une entreprise privée. En conséquence, obéir à ses lois les plus basiques (obtempérer aux forces de l’ordre, payer ses impôts… ) n'est plus une obligation pour les citoyens, mais seulement pour les « contractants ». Vous suivez ? Non ? Un peu d’histoire vous aidera.

Un mouvement profondément américain

Impossible de séparer le mouvement de « citoyens souverains » de ses racines : les « sovereign citizens », s’ils ont récemment essaimé un peu partout, sont avant tout nord-américains, et cela n’a rien d’un hasard. Au cœur de leurs idées, il y a la résistance à un État qu’ils considèrent par nature tyrannique face à l’individu. Une philosophie qui irrigue, dans des formes plus ou moins modérées, les États-Unis et leur histoire plus qu’ailleurs.

Pour les sovereign citizens, l’État n’est donc pas légitime, mais il l’a été jusqu’en 1933. À cette date, les États-Unis de Roosevelt ont cessé d’adosser leur monnaie à l’étalon-or : au plus profond de la crise de 1929, c’était une façon de libérer les flux monétaires, pour instaurer la relance keynésienne. Mais pour nos « sovcits », le projet était bien plus néfaste. Satanique, même.

En réalité, les États-Unis auraient à ce moment renoncé à leur privilège de nation, pour devenir un simple emprunteur auprès des grandes banques. Pire, le pays aurait proposé en hypothèque ses propres citoyens ! Chaque naissance ajoutant de la valeur empruntable placée dans les coffres des institutions financières, qui n’ont alors plus qu’à se frotter les mains…

D’autres variations sur le même thème placent le basculement de l’État américain vers l’illégitimité au moment de la guerre civile opposant nord et sud (1861-1865). Plus précisément, à l’époque où pour la toute première fois, les citoyens américains ont payé l’impôt sur le revenu. Une thématique commence à émerger : qu’il s’agisse de l’étalon-or ou de l’impôt, le cœur de cette croyance est une question d’argent.

Terrorisme, gros sous et beaux discours

L’émergence des différents mouvements (car ils sont multiples) de sovereign citizens est très nébuleuse, mais une étude récente la place dans les années 50, avec le développement de mouvement anti-taxes outre-atlantique. Depuis, différentes idées s’y sont agglomérées, souvent pour venir y puiser la légitimité de combats très contrastés.

Le FBI considère ainsi que Terry Nichols, l’un des terroristes de l’attentat d’Oklahoma City, en 1995, adhérait aux thèses des sovcits. Aujourd’hui, des groupes d’extrême droite et conspirationnistes, comme les Proud boys ou Q Anon, sont considérés comme propageant tout ou partie de cette idéologie.

Une plaque d’immatriculation distinctive utilisée par certains sovcits aux États-Unis
The Morning Sun Une plaque d’immatriculation distinctive utilisée par certains sovcits aux États-Unis

Mais en parallèle à l’extrémisme violent de ces mouvements, il y a les « citoyens souverains » du quotidien. À l’image de notre couple français à la célébrité éclair. En France, un rapport de la Miviludes (la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) de 2021 explique, page 189, que la croyance sur le sujet a été ravivée dans les années 2010 dans la lignée de la création du CNT (Conseil National de Transition) par Eric Fiorile - une figure du complotisme qui cherchait à rétablir « la souveraineté des peuples face aux politiciens ». Les « citoyens souverains » se sont retrouvés ensuite mêlés à la contestation des gilets jaunes, puis aux mouvances complotistes liées au Covid-19.

Formules récitées

L’arme principale des « citoyens souverains » : la répétition de mots-clefs, et une bonne dose de mauvaise foi. Chez Laetitia et son mari, comme chez des partisans britanniques, australiens ou canadiens, on répète à l’envi « je ne contracte pas », « tribunal du peuple » ou « fraude au nom légal », devant un policier, le contrôleur des impôts, ou pourquoi pas, le pharmacien qui leur demanderait leur carte vitale. Ces mots sont plus qu’un refus : d’après les sovcits, ils sont la seule réponse, la clef pour ne pas faire ce que l’Etat, ou un représentant de l’ l’Etat, leur demande.

Ces expressions, souvent jargonnantes, sont en effet une marque du conspirationnisme version citoyens souverains. Aux États-Unis, les automobilistes arrêtés pensent par exemple qu’en évitant soigneusement les mots « conduire » et « voiture », ils pourront se tirer d’une demande de papiers. D’où ces discours qui sonnent faux, préparés à l’avance, comme technique pour échapper aux demandes officielles.

Bien entendu, cela ne fonctionne pas, et ces techniques ne leur permettent pas d’échapper à l’État ou aux policiers, comme on peut le voir dans la vidéo virale des derniers jours. Et c’est aussi souvent là que l’idéologie des citoyens souverains peut tourner au drame personnel. En 2023, un homme de 63 ans a été abattu aux Etats-Unis après avoir ouvert le feu sur la police, venu le déloger d’une maison qui ne lui appartenait pas. L’homme pensait pourtant avoir le droit de son côté : il adhérait aux thèses des citoyens souverains.

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