Le nazisme vu de l'intérieur sous l'oeil de Jonathan Glazer
Il y a des films qui marque indélébilement. Il y a un avant et un après la vision de ce genre d'oeuvre unique qui vous change le regard sur une époque proche ou lointaine, une idéologie politique ou religieuse, une idée de l'humanité, de sa grandeur comme de son horreur. Et "The Zone of Interest" en fait définitivement partie.
Le film, en sélection officielle à Cannes, n'a gagné, si j'ose dire, que le Grand Prix du Jury (soit la Palme d'argent), mais aussi le Prix de la presse FIPRESCI, gage de l'excellence et de la vision novatrice d'un auteur.
Jonathan Glazer n'est bien sûr pas un inconnu, mais le grand public ne l'a découvert que pour son précédent film, son quatrième long métrage, "Under the Skin", fiction ultra brillante qui envoie l'alien Scarlett Johansson sur terre sous forme humaine afin de se repaître d'énergie et de chaleur humaine, en particulier sexuelle. Entre film fantastique sous acide et road movie existentiel, images hiératiques et réalité documentaire, c'est l'un des films les plus intrigants jamais vu sur l'altérité et aussi, finalement, sur le mystère de la création. Il a aussi signé les clips de Radiohead, Jamiroquai, Massive Attack et Blur, entre autres, mais "The Zone of Interest" restera comme le premier film qu'il réalise et qu'il écrit aussi seul, même si le scénario est une adaptation du livre éponyme de Martin Amis, mort le jour même de sa première mondiale à Cannes.
Palme ou pas, "La Zone d'intérêt" restera dans l'histoire du cinéma comme l'un des films majeurs sur l'Holocauste, en inversant les représentations et les points de vue, livrant une vision de l'enfer implacable, tant sur le fond que sur la forme.
En plaçant le spectateur en entomologiste - le film est entièrement composé de plans fixes, une prouesse esthétique et narrative - de la vie familiale de Rudolf Höss, le chef du camp SS d'Auschwitz en 1944, nous voyons l'horreur à l'œuvre, dans la peau des nazis qui sont du bon côté du mur, nous rappelant toutes les compromissions, l'aveuglement et le fanatisme dont l'être humain est capable.
La performance de Sandra Hüller en mère de famille bourgeoise accomplie est en ce sens bouleversante d'abomination. La scène où elle essaye les manteaux des femmes juives en train d'être gazées de l'autre côté du jardin est peut-être l'acmé du film. La caméra de Glazer se trouve à la place du miroir dans lequel elle se regarde et, en s'admirant en dame du monde en vison, c'est un regard direct à la caméra qu'elle adresse; et de fait, c'est son âme putride qu'elle donne à voir au spectateur. Avec en bande son d'ambiance, hors-champ, le bruit industriel de l'usine à brûler les juifs.
Le film est rythmé par une musique contemporaine signée Mica Levi (qui avait signée aussi la bande sonore d'"Under the Skin") qui, comme le film lui-même, cisèle et fait résonner les sombres désirs de l'humanité à travers une musique qui joue sur les dissonances comme autant de faille dans l'harmonie apparente que donne à voir Glazer à travers la vie bourgeoise et hors-sol de la famille nazie.
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Le film vient d'être nominé 5 fois aux Oscars, dont deux nominations dans les plus prestigieuses de Meilleur Film et de la Meilleur Réalisateur, ainsi que celle de Sandra Hüller pour l'Oscar de la Meilleure Actrice.
Nous avions rencontré le réalisateur à Cannes, peu après qu'il ait reçu le Grand Prix du Jury. Une parole rare et lucide.
Euronews : C'est une telle coïncidence que Martin Amis soit mort le jour même de la première projection à Cannes. Sa mort symbolise une nouvelle vie pour son livre, n'est-ce pas ?
Jonathan Glazer : C'est comme une deuxième vie, oui. C'est intéressant ce que vous dites. C'est ce que j'ai ressenti moi-même lorsque j'ai appris la nouvelle. Nous avons appris que Martin Amis était très malade quelques semaines avant Cannes, et nous sommes restés en contact avec sa femme depuis. Nous avons réussi à faire en sorte que Martin Amis ait une copie du film pour qu'il puisse le voir. Mais oui, c'est très étrange cette coïncidence.
Euronews : C'est votre premier film depuis 10 ans (Under the Skin). Je suppose qu'il fallait tout ce temps pour embrasser une telle histoire...
**Jonathan Glazer :**C'est vrai. C'est certainement ce qui m'est arrivé pour ce projet, il fallait que je prenne le temps nécessaire. Il est impensable que l'on puisse prendre un tel sujet à la légère. Je pense que j'ai passé les deux premières années à lire, vraiment, avant même de savoir ce que j'allais faire ou quoi que ce soit d'autre. J'ai juste lu et imaginé. C'est un sujet tellement vaste, et j'avais aussi besoin de comprendre pourquoi ou ce qu'il y avait dans le sujet qui m'attirait vers lui, parce que c'est ce qu'il s'est passé. Le sujet et le coeur de l'histoire vient à vous, vous ne venez pas à lui. Ensuite, j'ai essayé de comprendre ce que j'avais l'impression de pouvoir faire. Voir ce que je n'avais pas vu auparavant, avec un point de vue différent, une perspective différente. Parce qu'il est si important que cette histoire soit racontée encore et encore par et pour chaque génération. J'espère qu'un jour nous n'aurons plus à la raconter, mais malheureusement, ce jour n'est pas encore arrivé. Ensuite, lorsque j'ai lu le livre de Martin, j'ai vu qu'il avait écrit un livre du point de vue des protagonistes. Pour moi, cela a été la clé de mon propre point de vue et de ma propre orientation.
Euronews : "The Zone of Interest" est un film qui ose des parti-pris esthétiques et narratifs, dans la musique, la photographie comme dans le montage. Vous vouliez faire un film résolument contemporain ?
Jonathan Glazer : Oui, exactement. Je voulais faire un film en parlant de maintenant. Je n'avais aucun intérêt à faire un film sur ce sujet que l'on pourrait quitter en toute sécurité, en se disant : " C'est arrivé il y a longtemps. Cela n'a plus rien à voir avec nous". Car ce n'est pas le cas. L'histoire se situe dans les dernières années de la guerre, mais le camp d'Auschwitz, et la maison et le jardin dans lequel se passe le film étaient encore très récentes, quelques années tout au plus. Le camp avait cinq ans et je veux dire que tout était neuf. C'était de nouveaux bâtiments que l'on venait de construire. Je voulais en quelque sorte correspondre à cela, recréer cela, et ensuite trouver un moyen de le filmer avec un objectif du 21e siècle, vraiment. Représenter cette histoire comme quelque chose d'actuel, de récent.
Euronews : Avec ce décor et cette famille modèle, vous montrez au fond la banalité du mal comme l'a conceptualisé Hannah Arendt. Et ce mal, dans votre film, est entièrement hors-champ finalement ?
Jonathan Glazer : Exactement. L'horreur est hors-champ. Je pense que les gens sont moins touchés, ou peut-être désensibilisés à certaines images que nous avons tous vues. Je ne voulais certainement pas recréer cette imagerie. Je ne voulais en aucun cas les reproduire. Ce n'était pas la bonne chose à faire pour moi. Et je ne pense pas que ce soit la bonne chose à faire dans ce contexte. Mais je savais que le son allait apporter cette dimension. Lorsque j'ai commencé à travailler plus avant, dans une perspective d'évocation, j'ai compris que le son était essentiel et qu'il allait cimenter le film, et nous rendre conscient tout du long de l'horreur qui est perpétrée. Le son a le pouvoir de faire cela.
Euronews : Il y a aussi le couple central de la famille nazie, interprété par Sandra Hüller et Christian Friedel, deux acteurs allemands. Quelles ont été vos consignes pour qu'ils incarnent des personnages aussi abjects ?
Jonathan Glazer : C'était très intéressant. Sandra est évidemment une actrice fantastique et elle a complètement habité le rôle d'Hedwig Höss. Et physiquement aussi, au point de lui ressembler. Christian Friedel aussi, avec une performance plus intériorisée, plus tranquille, mais très sensible néanmoins. C'est très étrange mais je les ai choisis en fonction de ce que je comprenais des personnages qu'ils incarnaient, des personnes qu'ils représentaient. Ensuite, mon travail a été de m'effacer et de leur faire même oublier que nous étions là avec toute l'équipe technique. La maison est ainsi devenu la leur, elle était grande et nous avons pu les laisser évoluer sans que nous soyons là physiquement. Nous filmions, évidemment, et voyions sur moniteur comment cela se passait, mais je voulais surtout qu'ils se coulent dans leur rôle et leur environnement, vivre comme leurs personnages finalement, au temps présent, sans qu'il ait à se soucier de tout l'attirail du cinéma et évoluer dans leur maison sous nos yeux. Nous n'avons pas utilisé de lumières supplémentaires ni d'autres artifices. Il s'agissait avant tout de faire en sorte que ce film soit le plus dépourvu possible d'auteur.
Propos recueillis et traduits par Frédéric Ponsard.