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De négligences en maladresses, les USA se sont aliénés Poutine

par David Rohde et Arshad Mohammed WASHINGTON/NEW YORK (Reuters) - En 2001, au lendemain des attentats du 11-Septembre qui viennent d'ébranler les Etats-Unis, Vladimir Poutine apporte son soutien à l'invasion imminente de l'Afghanistan, là même où Soviétiques et Américains se sont livrés l'un de leurs derniers bras de fer du temps de la Guerre froide. Tournant cette page d'histoire douloureuse pour Moscou, le chef du Kremlin, élu l'année précédente, autorise les avions américains transportant de l'aide humanitaire à emprunter l'espace aérien russe et l'US Air Force à utiliser les bases des ex-républiques soviétiques d'Asie centrale. Il demande même aux généraux de l'armée russe vétérans de l'invasion soviétique de partager leur expérience du terrain avec leurs homologues américains. Deux mois plus tard, en le recevant dans son ranch du Texas, George W. Bush salue en Vladimir Poutine "un dirigeant d'un nouveau genre, un réformateur (...) un homme qui va faire une grande différence en rendant le monde plus pacifique grâce à une collaboration étroite avec les Etats-Unis". Puis, à peine quelques semaines plus tard, la belle union vole en éclat: Washington annonce abruptement son retrait du Traité sur l'interdiction des missiles antibalistiques (ABM) afin de pouvoir développer un système antimissile en Europe de l'Est pour protéger les membres de l'Otan, officiellement contre une éventuelle attaque iranienne. Dans un discours télévisé, Vladimir Poutine met en garde George W. Bush contre les conséquences d'une telle décision. Il ne sera pas entendu. Et les relations entre la Russie et les Etats-Unis ne seront plus jamais les mêmes. Quatorze ans plus tard, en Ukraine, le scénario se répète: les initiatives américaines, intentionnelles ou maladroites, provoquent des réactions aiguës chez un Vladimir Poutine de plus en plus radicalisé. Alors que les Occidentaux accusent Moscou de déstabiliser l'Ukraine et de masser des troupes à sa frontière, le président russe dénonce un complot américain visant à encercler la Russie de voisins hostiles. Et il érige le "poutinisme", un capitalisme d'Etat alliant conservatisme et nationalisme, en alternative au modèle démocratique occidental. INATTENTION COUPABLE? Certains responsables américains admettent volontiers que Washington a sa part de responsabilité dans cette confrontation pour ne pas avoir compris assez tôt que la disparition de son grand ennemi idéologique, l'Union soviétique, ne signifiait pas que la Russie ne devait plus être considérée comme une grande puissance. "Je ne pense pas que nous y avons prêté assez attention", dit James F. Collins, ambassadeur à Moscou à la fin des années 1990, qui se souvient que les relations bilatérales étaient à l'époque "jugées comme de peu d'importance". Formé à l'école du KGB, Vladimir Poutine n'était destiné ni par ses penchants autoritaires ni par sa méfiance viscérale envers l'Occident à devenir un partenaire privilégié de Washington. Déterminé à redonner à la Russie sa place sur la scène internationale après une décennie de chaos, il n'a aucun état d'âme à utiliser l'arme de l'énergie et son droit de veto au Conseil de sécurité de l'Onu quand il peut mettre des bâtons dans les roues des Etats-Unis et de leurs alliés européens. Pour autant, reconnaissent des membres des administrations Bush et Obama, les relations russo-américaines auraient sans doute été moins tendues si Washington n'avait pas trop souvent péché par un mélange d'excès de confiance, d'inattention et de maladresse. Le début d'idylle entre George W. Bush et Vladimir Poutine en 2001 n'a de fait pas franchi l'écueil des relations entre la Russie et ses voisins qui veulent s'en émanciper. De 2002 à 2004, le président américain joue en effet un rôle déterminant dans l'adhésion à l'Otan de sept pays d'Europe de l'Est, dont trois ex-républiques soviétiques (Estonie, Lettonie et Lituanie). Un quasi casus belli pour son homologue russe, qui ne manque pas de l'interroger sur l'intérêt que trouve l'Alliance atlantique à s'étendre alors que l'ennemi qu'elle était censée combattre a disparu. "Cette expansion mécanique (de l'Otan) ne répond pas aux menaces actuelles", grince Vladimir Poutine. "Et elle ne nous aidera pas à empêcher des attaques terroristes comme à Madrid (en 2004) ou à rétablir la stabilité de l'Afghanistan." SÉCURITÉ ET DÉMOCRATIE Rétrospectivement, Thomas E. Graham, chargé du dossier russe au sein du conseil de sécurité nationale sous George W. Bush, reconnaît que la création d'une structure sécuritaire européenne incluant la Russie, en remplacement de l'Otan, aurait certainement été plus judicieuse. "Ce que l'on aurait dû chercher à établir - et c'est encore vrai aujourd'hui - c'est une structure de sécurité construite sur trois piliers: les Etats-Unis, une Europe plus ou moins unifiée et la Russie", dit-il. Mais à l'époque, cette idée se heurte au refus du vice-président Dick Cheney, du sénateur John McCain et des "faucons" républicains comme démocrates, convaincus que la priorité est de permettre aux pays d'Europe de l'Est qui le souhaitent de sortir de la sphère d'influence russe. Dès lors, les relations entre Moscou et Washington vont de mal en pis et Vladimir Poutine critique de plus en plus ouvertement la "démocratie" promise par les Américains au Proche-Orient ou dans les ex-républiques soviétiques. Deux ans après l'invasion de l'Afghanistan, le chef du Kremlin vit notamment comme un camouflet le soutien apporté par les Etats-Unis aux "révolutions" qui mènent à la formation de gouvernements pro-occidentaux en Géorgie, en 2003, et en Ukraine, en 2004. Lors du premier sommet du G8 organisé en Russie, deux ans plus tard, il répond, goguenard, à George W. Bush qui dit oeuvrer en faveur de la démocratie en Irak en proie à une effroyable guerre civile: "Nous ne voudrions certainement pas avoir le même genre de démocratie qu'en Irak. Je vous le dis très franchement." Le soutien des Occidentaux à la proclamation d'indépendance unilatérale du Kosovo en 2008 n'arrange rien alors que Moscou manoeuvrait diplomatiquement depuis une dizaine d'années pour empêcher une nouvelle partition de son allié serbe. Et une confrontation du type de celle des dernières semaines en Ukraine aurait sans doute éclaté bien plus tôt si la France et l'Allemagne ne s'étaient pas opposées à l'époque au projet de l'administration Bush de faire adhérer la Géorgie et l'Ukraine à l'Otan. "Faire tout cela à la fois - l'indépendance du Kosovo, le système antimissile européen et l'expansion de l'Otan - n'a fait qu'exacerber (chez Poutine) le sentiment que l'on cherchait à profiter de la faiblesse de la Russie", constate un responsable américain. En août 2008, le président russe tape du poing sur la table en ripostant militairement à une tentative de la Géorgie de reprendre le contrôle de la république séparatiste pro-russe d'Ossétie du Sud. Englués en Irak et en Afghanistan, les Américains laissent faire. OBAMA RATE SA "RÉINITIALISATION" Quelques mois plus tard, l'élection de Barack Obama fournit l'occasion de changer la donne. Sous l'impulsion de Michael McFaul, le successeur de Thomas E. Graham au conseil de sécurité nationale, le président américain décide de "réinitialiser" les relations américano-russes. Peu après son arrivée à la Maison blanche, Barack Obama se rend à Moscou pour mettre en oeuvre sa nouvelle politique mais il fait d'emblée le mauvais choix en insistant sur les mérites de Dmitri Medvedev, qui vient de succéder à Vladimir Poutine, atteint par la limite de mandats au Kremlin et dont le président américain critique publiquement la "mentalité de Guerre froide". Devenu Premier ministre, Vladimir Poutine, auquel Barack Obama ne consacre qu'une heure d'entretien - contre cinq à Dmitri Medvedev - saura s'en souvenir. La "réinitialisation" va malgré tout plutôt bien fonctionner au début, avec notamment la signature d'un nouveau traité START sur la destruction des armes nucléaires, mais le torchon brûle à nouveau après les manifestations de l'opposition russe contre les résultats des élections législatives de 2011. Vladimir Poutine accuse la secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton, d'organiser secrètement la contestation en encourageant des "mercenaires" hostiles au Kremlin et en fournissant des "centaines de millions de dollars" à ses opposants. Michael McFaul qualifie ces accusations d'outrancières, tout en reconnaissant que Washington a versé des dizaines de millions de dollars d'aide à des organisations non gouvernementales en Russie et dans les ex-républiques soviétiques depuis 1989. Ces ONG sont depuis 2011 dans la ligne de mire des autorités russes. Selon le conseiller de Barack Obama, c'est Vladimir Poutine qui a fait le choix de la rupture en refusant de multiples invitations à se rendre à Washington lorsqu'il était Premier ministre, puis après son retour au Kremlin en 2012. Même s'ils gagneraient beaucoup à retrouver une Russie plus coopérative, notamment dans les négociations sur le nucléaire iranien ou sur la Syrie, les Etats-Unis ne renonceront pas pour cela à leurs valeurs, ajoute Michael McFaul. "Nous ne le ferons pas si c'est au détriment de notre liberté de parole sur la démocratie et les droits de l'homme", assure-t-il. LIGNE ROUGE UKRAINIENNE Dès lors, "la relation (américano-russe) n'existe de facto plus", souligne Andrew Weiss, spécialiste de la Russie au Carnegie Endowment for International Peace. Ce que confirme, en juin 2013, l'asile accordé par Vladimir Poutine à l'ancien consultant de la National Security Agency (NSA) Edward Snowden, à l'origine des révélations sur les programmes de surveillance américains. La chute du président ukrainien Viktor Ianoukovitch après son choix de se rapprocher de Moscou au détriment de l'Union européenne parachève le divorce, la Russie ayant depuis des siècles considéré l'Ukraine comme un élément clé de sa propre sécurité. "La vraie ligne rouge a été franchie en Ukraine", souligne Jack F. Matlock, ambassadeur américain à Moscou de 1987 à 1991. "Quand on tape à l'endroit le plus sensible pour la sécurité de quelqu'un, inutilement, il ne peut qu'y avoir une réaction." Pour les experts, Washington a désormais tout intérêt à élaborer une nouvelle stratégie à long terme à l'égard de la Russie. "Poutine est un reflet de la Russie. Il est donc totalement illusoire de croire que le jour où Poutine s'en ira, la Russie deviendra plus docile", estime Matthew Rojansky, spécialiste des questions russes au Wilson Center. Un haut responsable américain, qui tient à rester anonyme, pense que le temps joue en faveur des Etats-Unis et de l'UE face à un président russe qui reste, selon lui, à la tête d'un colosse aux pieds d'argile. "Sur le long terme, je préfère avoir nos cartes en main que les siennes", assure-t-il. "Car il a d'après moi un certain nombre de sérieux désavantages stratégiques - une économie unidimensionnelle (ndlr, reposant sur le gaz naturel) et un système et une élite politiques gangrénés par la corruption." Mais en attendant, Jack F. Matlock insiste sur l'urgence de sortir de la logique de surenchère et il rappelle la responsabilité de son pays à cet égard. "Il y a tellement de difficultés qui résultent directement d'actions américaines, disons, inconsidérées. Beaucoup d'entre elles ne visaient pas à porter atteinte aux intérêts de la Russie. Mais les Russes interprètent souvent de manière exagérée le degré d'hostilité et ils surréagissent." (Tangi Salaün pour le service français)