Mort de Pelé: entre ambiguïtés et frilosité, l'engagement politique contesté du "Roi"

Lula et Pelé en 2008 - ICON Sport
Lula et Pelé en 2008 - ICON Sport

Une mine radieuse, son mythique maillot immaculé de Santos et ces quelques mots en guise de dédicace : "Pour le président Bolsonaro. Affectueusement." Au Brésil, l’image est restée. Et certains auront bien du mal à lui pardonner un jour. En novembre 2020, alors que le pays est confronté à une explosion des cas de coronavirus et au déni persistant de son président d’extrême droite face à l’épidémie, Pelé choisit d’apporter son soutien à Jair Bolsonaro, évidemment ravi de pouvoir compter sur un tel appui.

Jeudi, il a d'ailleurs été l’un des premiers à réagir à l’annonce du décès d'Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé, à l’âge de 82 ans, au bout d’un long combat contre un cancer du colon. "Il a porté le nom du Brésil dans le monde entier. Il a transformé le football en art et en joie", a-t-il commenté sur ses réseaux sociaux, avant de décréter un deuil national de trois jours. Celui qui le remplacera officiellement dimanche, Luiz Inacio Lula da Silva, y est aussi allé de son éloge : "Jamais il n'y a eu un numéro 10 comme lui. Peu de Brésiliens ont porté le nom de notre pays aussi loin que lui."

Outil de propagande de la dictature

Des hommages appuyés de la part de deux dirigeants que tout oppose et qui résument plutôt bien le paradoxe Pelé : une figure très politique, controversée, et aux ambiguïtés jamais levées. Gamin aussi timide que surdoué, né dans une famille pauvre à Tres Coraçoes, petite ville du Minas Gerais (sud-est) entourée de plantations de café dans le sud-est du Brésil, il incarne d’abord une certaine idée de l’ascension sociale dans un pays dirigé par des Blancs et marqué par le racisme. Le petit Edson, qui enfant doit cirer des chaussures et vendre des cacahuètes dans la rue pour aider ses parents, devient un modèle de réussite lorsqu’il tient la promesse faite à son père en décrochant sa première Coupe du monde en 1958, à seulement 17 ans. Ses deux autres titres, en 1962 et 1970, le propulsent au rang d’icone. Un monument national et mondial dont la notoriété le pousse fatalement vers d'autres terrains : le cinéma, la chanson et donc la politique, avec laquelle il a toujours entretenu une relation trouble.

Beaucoup le voient comme un instrument de la dictature en 1970 lorsqu’il accepte sans broncher de s’afficher aux côtés du général Emilio Garrastazu Médici après le triomphe de la Seleçao en finale du Mondial mexicain. Il lui est reproché son silence, une forme de complaisance et de passivité dans cette période considérée comme la plus noire du régime militaire. Pelé se tait. Pas une critique sur les prisonniers politiques. Rien sur la torture qui devient une pratique courante d'interrogatoire. Rien sur la lutte implacable et cruelle menée contre les organisations clandestines. Rien sur la censure imposée à la presse. En pleine gloire, Pelé préfère rester discret. Et ne pas s’opposer à un pouvoir qui voit en lui une formidable arme de propagande. Son nom reste pourtant scandé comme un cri de victoire par un pays qui le voit survoler les crises politiques sans perdre son talent et son sourire. Lui assume ce côté consensuel. Il ne se voit ni comme un activiste ni comme un béni-oui-oui. Il répond qu’il ne veut pas s'impliquer, qu’il est souvent en déplacement à l’étranger, et que tout cela ne le concerne pas, ce que peinent à comprendre l’opinion publique et l’intelligentsia brésiliennes.

"Je ne suis pas un faiseur de miracles"

"Je ne crois pas que j'aurais pu agir différemment, je ne suis pas un surhomme ou un faiseur de miracles. J'étais une personne normale à qui Dieu avait permis de jouer au foot. Mais je suis absolument certain que j'ai fait bien plus pour le Brésil avec mon football que bien des hommes politiques payés pour le faire", dit-il dans le documentaire que lui a consacré Netflix l’an dernier, dans lequel on comprend qu’il ne voulait pas jouer le Mondial 1970, lassé par les blessures, mais que la junte militaire, en place entre 1964 et 1985, ne lui a pas franchement laissé le choix. Après sa carrière, il entre en politique, sur un terrain où il avait jusqu'ici refusé de s'aventurer concrètement. Le voilà promu ministre "extraordinaire" des Sports en 1995, dans un gouvernement de centre-droit, par le président élu, Fernando Henrique Cardoso. Il devient le premier Noir à occuper un tel poste dans son pays. Mais s’en va dès 1998. Soit trop peu de temps pour restructurer en profondeur le championnat national. Il fait tout de même voter "la Loi Pelé", une sorte d’arrêt Bosman à la brésilienne.

L’idée est alors de mettre fin aux clauses restrictives liant les joueurs aux clubs et à leurs agents, en faisant rentrer leurs contrats dans le cadre du régime général du travail. Un texte pour le moins critiqué, qui aurait favorisé la fuite des talents auriverdes vers les cadors européens. Une fois retiré de la vie politique, "O Rei" prend peu à peu ses distances avec les grands sujets sociétaux. Ce qui ne l'empêche pas de devenir ambassadeur pour le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF) et de sortir parfois de sa réserve. Comme l’été dernier lorsqu’il interpelle Vladimir Poutine dans une longue lettre publiée sur son compte Instagram pour lui demander "d’arrêter l’invasion" de l’Ukraine. "Il n'y a rien qui justifie une telle violence. J'ai vécu huit décennies, lors desquelles j'ai vu des guerres et des discours de haine de dirigeants au nom de la sécurité de leur peuple. Nous ne pouvons plus revenir à cette époque, il faut évoluer", insiste Pelé, rappelant sa rencontre cinq ans plus tôt avec le président russe. "Nous avions échangé de grands sourires, nous nous étions serré longuement la main. Le pouvoir d'arrêter ce conflit est entre vos mains. Les mêmes mains que j'ai serrées en 2017."

Un manque d'engagement politique ?

En septembre, il prend aussi la parole pour défendre Vinicius, victime de propos racistes pour avoir simplement fêté ses buts en dansant avec le Real Madrid. En 2018, Lilian Thuram avait pourtant taclé la légende brésilienne en l’appelant à utiliser davantage son image pour lutter contre le racisme. "Il ne s'est jamais positionné sur les problématiques du racisme au Brésil, regrettait l’ancien défenseur des Bleus dans un entretien accordé à la chaîne brésilienne Sportv. Et pourtant, c'est quelqu'un qui aurait pu faire avancer les choses. Je ne le connais pas, mais je pense qu'il faut dépasser un certain égoïsme. Peut-être que Pelé n'a pas cette grandeur d'âme, parce que, avec l'image qu'il a, je pense qu'il aurait dû faire autre chose. Je reste persuadé qu'à la fin de sa vie, c'est quelque chose qu'il va regretter." D'autres critiques émergent début 2014 lorsqu'il s'en prend aux manifestants qui défilent dans les rues au Brésil pour dénoncer les dépenses faramineuses liées à l'organisation du Mondial.

"C'est une opportunité pour le pays de gagner de l'argent, de développer le tourisme et c'est important que les manifestations n'abîment pas tout cela. (...) Lors de la Coupe des confédérations (en 2013, au Brésil), il y a eu des manifestations. J'ai alors lancé un appel pour que les jeunes respectent l'équipe du Brésil. Ce n'était peut-être pas le bon moment pour manifester. La Seleçao fait la promotion du Brésil et ce n'est pas de sa faute s'il y a de la corruption au Brésil." La preuve qu'il n'était pas toujours un attaquant sur la défensive. Et qu'il pouvait à la fois plaire à la droite, puis s'attirer les faveurs de la gauche en brandissant son maillot porté lors du Mondial 1970 aux côtés de Lula (en 2008). Tout au long de sa vie, Pelé aura fait exister ce clivage, provoquer des sentiments complexes chez ses admirateurs et ses plus grands détracteurs. Comme avec Romario, qui avait eu cette sortie en 2013 : "Pelé est un idiot. Quand il ne parle pas, c'est un poète. Mais quand il parle, il ne dit que de la merde." Mais jeudi, comme tout le peuple brésilien, l'ancien attaquant n'avait que des jolis mots à adresser à son ancien rival : "Aujourd'hui, le Brésil fait ses adieux à l'un de ses fils les plus illustres : Pelé, le roi du football. Il a fait plier le monde devant son talent, emmenant le football brésilien sur l'autel des dieux. Tout au long de sa vie, Pelé a inspiré des générations d'athlètes et mérité tous les honneurs. Et qu'il repose en paix."

Article original publié sur BFMTV.com