Gorbatchev faisait l’objet d’un « dénigrement larvé » dans la Russie de Poutine

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IVAN SEKRETAREV / AFP

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Mikhaïl Gorbachev au Kremlin en juin 2016 (illustration)

RUSSIE - Il était le dernier dirigeant de l’URSS. Mikhaïl Gorbatchev est mort ce mardi 30 août à l’âge de 91 ans. Un homme qui a eu « une grande influence sur l’Histoire du monde », a écrit ce mercredi 31 août Vladimir Poutine, qui s’est contenté d’un simple « télégramme de condoléances ». Un hommage qui contraste avec ceux des leaders occidentaux, symptomatique de la faible cote de popularité en Russie de celui qui reste, chez nombre de ses compatriotes, indissociable de l’effondrement de l’URSS.

Sophie Cœuré, professeure d’histoire contemporaine à l’université de Paris, travaille sur l’image de la Russie et de l’Union soviétique en France — elle a notamment préfacé la première édition intégrale de poche de Retour de l’URSS d’André Gide (Payot). Elle revient pour Le HuffPost sur l’image de Gorbatchev en Russie et en Occident.

C’est un fait : l’image de Mikhaïl Gorbatchev est très différente en Russie et en Occident. Commençons par l’Occident : l’ancien dirigeant y est vu comme un artisan de la paix mondiale. À juste titre ?

Sophie Cœuré : Lorsque Gorbatchev était à la tête de l’URSS, les opinions des dirigeants européens et américains étaient assez contrastées. Il n’y a pas eu tout de suite une « Gorbimania » mais au contraire, chez certains, une méfiance face à une politique du cheval de Troie. La crainte était que sa politique vise à rapprocher l’URSS de l’Europe pour étendre l’influence de Moscou et éloigner le Vieux Continent des États-Unis. Ironie de l’Histoire, c’est aujourd’hui exactement ce que le pouvoir russe reproche à Mikhaïl Gorbatchev, d’avoir été un cheval de Troie de l’Occident.

Mais il y a eu aussi, chez les dirigeants européens, beaucoup d’espoir face à celui qui était perçu comme un réformateur audacieux, sincèrement désireux d’avoir une politique plus pacifique et de sortir d’une guerre froide dure. Cela, les historiens l’ont confirmé a posteriori.

Il a voulu changer la politique extérieure de l’URSS pour des raisons politiques intérieures — le pays était ruiné et n’avait plus les moyens de ses ambitions — mais aussi pour des raisons morales et de principe. Il a mis fin à la guerre en Afghanistan [en 1989] et ordonné le retrait des forces armées des pays de l’Est. Gorbatchev a été le premier, finalement, à ouvrir le couvercle de la cocotte-minute communiste.

Quid de l’image de l’ancien dirigeant dans la Russie aujourd’hui ?

Le ressort de l’image négative de Mikhaïl Gorbatchev en Russie, c’est bien sûr le démantèlement de l’URSS. Si on regarde les sondages jusqu’aux années 2010 — puisqu’il n’y a plus de sondages aujourd’hui en Russie —, ses anciens sujets ne font pas crédit à Gorbatchev des réformes démocratiques qu’il a impulsées, ni des réformes économiques qui, pour le coup, ont échoué.

Former head of the USSR Mikhail Gorbachev speaks during the presentation of his book
VASILY MAXIMOV / AFP Former head of the USSR Mikhail Gorbachev speaks during the presentation of his book "I Remain an Optimist" at a book store in Moscow on October 10, 2017. (Photo by Vasily MAXIMOV / AFP)

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Mikhaïl Gorbatchev, dernier dirigeant de l’Union soviétique de 1985 à 1991, lors de la présentation d’un livre à Moscou en 2017 (illustration)

Cette image est-elle conforme à la réalité ? Sa politique extérieure et la perestroïka — les réformes économiques et sociales lancées par Gorbatchev — sont-elles responsables de l’éclatement de l’URSS ?

Gorbatchev n’a jamais voulu la chute de l’URSS, il a voulu la sauver ! Mais l’enchaînement des événements a fait qu’il était déjà trop tard : il avait mal anticipé les nationalismes dans les pays de l’Est et l’échec économique du communisme. Il a par ailleurs été victime de son incapacité à se maintenir au pouvoir.

Ce qui a surpris, c’est que le communisme et le système d’État se sont écroulés d’un coup. Du côté occidental, tout le monde avait l’idée que le monde était construit en deux grands blocs durables, et que l’on allait vers une évolution en douceur qui aurait permis le rapprochement de l’Europe et la fin progressive de la guerre froide. En Russie, cet effondrement soudain reste associé à Gorbatchev, tout comme la crise économique.

Peut-on aller jusqu’à parler de détestation du dernier dirigeant de l’URSS ?

Je parlerais plutôt d’un dénigrement larvé de la part du pouvoir russe actuel. C’est l’instrumentalisation de l’image d’un homme faible qui aurait cédé devant l’Occident et lâché l’URSS, ce qui est évidemment une reconstruction a posteriori. Mais il n’y a pas d’hostilité franche de la part du régime, d’autant que ses positions récentes n’ont pas été occidentalistes : il a été favorable à l’annexion de la Crimée et a eu des propos critiques envers l’Otan et les États-Unis, par exemple…

Au final, aujourd’hui, il ne peut pas, par exemple, incarner en Russie l’opposition à la guerre en Ukraine ou à Vladimir Poutine, car son image est trop dégradée.

En tant qu’historienne, quel regard portez-vous sur le rôle de Gorbatchev dans la construction de la Russie d’aujourd’hui ?

Pour moi, si on regarde le bilan de Gorbatchev à la lumière de 2022, son échec majeur, ce n’est pas tant d’avoir échoué à instaurer une social-démocratie, c’est l’échec mémoriel. Alors qu’il y avait des opportunités, il n’a pas mené de politique impliquant la société dans un retour critique sur le communisme dans sa dimension répressive et violente, à l’intérieur comme à l’extérieur. Le travail de mémoire n’a pas été fait, on n’a pas su penser une manière russe de digérer le passé communiste sans rester dans les vielles représentations et idéologies.

Même si Gorbatchev a joué, après avoir quitté le pouvoir, un rôle dans la publication des archives et s’il a ouvert des portes vers un travail de mémoire, cet échec reste à mettre à son passif et, aujourd’hui, le monde et l’Ukraine en paient le prix.

Certes, il est facile de dire qu’il fallait un « Nuremberg du communisme », mais c’est un abcès qui n’a pas été crevé. Et finalement, aujourd’hui, la propagande nationaliste anti-ukrainienne, par exemple, fonctionne assez bien. Un Russe peut sincèrement croire aujourd’hui que tous les Russes sont antifascistes et les Ukrainiens des nazis.

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