Industriels qui manipulent la recherche scientifique pour vendre leurs produits, fantasme ou réalité ?

En 2004, le Vioxx avait été retiré du marché, car il avait fait trop de victimes.

Dans le contexte explosif d'épidémie de Covid-19, l'affaire du "Lancet Gate" a montré au grand jour la faillibilité des études scientifiques. Ces dernières sont-elles vraiment manipulées ? Plus généralement, les industriels instrumentalisent-ils la recherche pour vendre leurs produits ?

Le 27 mai dernier, alors que l'épidémie de Covid-19 touchait encore plusieurs départements, le ministre de la Santé Olivier Véran décidait de bannir l'hydroxychloroquine en France sur la base d'une étude négative sur la molécule publiée dans la revue scientifique britannique "The Lancet".

Pourtant, quelques jours plus tard, de nombreux chercheurs - favorables ou non au produit - émettaient de sérieux doutes sur la fiabilité des données de l'étude, au point que 3 des 4 auteurs ont fini par demander la rétractation de l'article. "C'est un exemple choquant de mauvaise conduite scientifique au milieu d'une urgence sanitaire mondiale", avait déploré Richard Horton, le rédacteur en chef du Lancet. Pour le grand public, une question de fond s'est alors posée : peut-on vraiment croire les études scientifiques ?

"L'instrumentalisation de la science par des industriels qui ont des intérêts à défendre, cela arrive tous les jours, et dans tous les domaines, assure Stéphane Horel, journaliste et autrice de Lobbytomie, qui enquête régulièrement sur les lobbies et les conflits d’intérêts dans la science. Cela arrive pour les médicaments, mais aussi les pesticides, les OGM, la chimie, l'amiante, la nutrition, ou le tabac. Il faut savoir que lorsqu'on fait de la recherche, au bout du processus, il y a la publication de données et ce que l'on appelle la discussion scientifique. Les revues sont l'endroit où se déroulent ces discussions, un passage obligé qui devient ainsi un haut lieu de manipulation de la science. Les industriels se servent donc des revues notamment pour faire du "science washing", à savoir défendre (et "laver", ndlr) un produit dont on commence à penser qu'il pose problème pour la santé publique ou l'environnement".

En général, la méthodologie de la manipulation est la même : "On appelle ça la "manufacture du doute", indique Stéphane Horel. Les industriels entretiennent le doute en tentant de donner une impression de controverse scientifique. Pour cela, ils commissionnent des cabinets de lobbying spécialisés en sciences qui emploient des gens qui ont des diplômes scientifiques et qui vont produire des articles soumis à des revues, et souvent publiés".

Ces articles deviennent donc de fait des matériaux de lobbying, destinés à défendre des produits. "Il est très rare de voir un article sponsorisé par une firme, et publié dans la littérature scientifique, qui dit que sa molécule est problématique, fait remarquer Stéphane Horel. Par exemple, dans le cas des pesticides, les industriels qui les fabriquent ont besoin de publier des articles pour contrer d'autres études publiques qui pointent les dangers de leurs molécules. Pour contrer ces données, ils en produisent eux-mêmes qui disent le contraire, de façon à créer artificiellement un équilibre dans la littérature, ce qui donnera une impression de désaccord au sein de la communauté scientifique. Dans le cas des néonicotinoïdes, pesticides que l'on appelle ‘les tueurs d'abeilles’, le retard qu'on a pris pour prendre des mesures est essentiellement dû au lobbying des industriels. Si 40 articles disaient qu'il y a un problème avec un pesticide et seulement 3 qui disaient le contraire, ce serait très facile pour le décideur public d'interdire rapidement tel ou tel produit".

Le concept de "funding effect" (ou biais de financement) prend alors tout son sens. "Plusieurs études ont montré que, statistiquement, une recherche financée par un industriel pour son produit a entre 4 et 8 fois plus de chances de lui être favorable qu'une recherche financée sur fonds publics. C'est un outil très utile pour l’analyse de lecture d’une étude scientifique".

Encore faut-il les lire et les comprendre, ce qui n'est pas forcément le cas du grand public, totalement désemparé depuis que la science est devenue un sujet d'actualité, sur fond de crise du Covid-19. "Pour le grand public, c'est très difficile d'y voir clair, concède l'autrice. Car en général, il ne lit pas les études scientifiques et ne lit donc pas la déclaration d'intérêt en bas de l'article publié par la revue x ou y, qui dit que ‘cette étude a été financée par Dow Chemical, Monsanto ou Merck’".

"De façon générale, les industriels qui se servent de la science jouent sur l'image que le grand public a des scientifiques, poursuit Stéphane Horel. C'est un peu comme si c'était la Comté dans le Seigneur des anneaux avec des Hobbits au cœur pur qui travaillent pour la vérité. On a tous cette vision que les scientifiques sont forcément objectifs ou à la recherche de la plus grande objectivité possible, alors que c'est complètement faux : ils sont aussi des êtres humains, qui vivent en société, avec les contraintes que cela comprend".

Dans le cas des médicaments, les recherches financées par les industriels peuvent mener parfois à de véritables scandales. "Pour certaines molécules, les essais cliniques posent un problème car ils sont supervisés et sponsorisés par les industriels, ce qui peut amener à des résultats biaisés plus ou moins volontairement, et des études trompeuses sur l'efficacité et la toxicité du produit", indique Stéphane Horel. Résultat : "sur les 30 dernières années, on a des dizaines et des dizaines d'exemples d'études qui étaient positives sur un médicament, mais où ce dernier a finalement dû être retiré 1, 2 ou 5 ans plus tard, parce qu'il posait souci". C'est le cas notamment du Vioxx, un anti-inflammatoire utilisé pour soigner l'arthrose et les rhumatismes, fabriqué par Merck, et retiré par Merck lui-même du marché en 2004, car il avait fait trop de victimes.

Dans ce contexte, peut-on réellement envisager un futur plus "propre" et moins vicié par les intérêts des grandes firmes ? La tendance n'incite pas à l'optimisme. "De toute évidence les processus de fabrication du savoir scientifique sont aujourd'hui complètement capturés par les industriels qui ont des intérêts à défendre et il est plus que temps de s'en préoccuper", estime Stéphane Horel, pour qui le moment de bascule a eu lieu à la fin des années 70 aux Etats-Unis et au début des années 80 en Europe. "A cette époque, des choix politiques ont été faits pour encourager des partenariats de recherche avec le privé, si bien qu'aujourd'hui, la recherche financée par le privé dépasse 50% de la recherche globale".

On est donc bien loin des années 50, où, aux Etats-Unis, plus de 95% de la recherche était financé par l'argent public. "Aujourd'hui, pour les universités, avoir des partenaires privés est souvent une condition pour obtenir des financements pour la recherche, et on parle de plusieurs millions de dollars ou d’euros à chaque fois. Tout cela est le résultat du système politico-économique dans lequel on vit : quand on envisage la dépense publique uniquement comme un déficit public, moins on peut financer la recherche, plus on est content. En France, on pourrait très bien décider que la majorité de la recherche publique soit financée par des fonds publics et que les chercheurs n'aient pas à aller chercher des partenariats avec le privé pour boucler leurs budgets, mais ce n'est pas le choix qui a été fait".